La Bohème au miroir de 1830, fidélité historique et tableaux vivants à Nancy

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Un XIXᵉ siècle assumé, sans détour

Pour sa première mise en scène d’opéra, David Geselson opte d’emblée pour la fidélité : La Bohème est située en 1830, conformément aux indications du livret. Aucune transposition temporelle ne vient brouiller le propos. Ce choix clair ancre l’ouvrage dans l’époque du roman de Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, et permet de faire affleurer, avec insistance, les faits historiques et les soubresauts révolutionnaires qui traversent alors la société parisienne. « J’ai trouvé plus intéressant, affirme le metteur en scène dans le programme, d’aller chercher ce qu’il y avait de contemporain dans les années 1830 et de voir comment l’Histoire de la France de ces années-là résonne encore aujourd’hui. »

Les personnages, inspirés de figures réelles, évoluent ainsi dans un tissu social tangible, nourri de pauvreté, d’idéalisme et de ferveur politique. Les situations de vie des protagonistes se mêlent à des citations et à des références littéraires — notamment Victor Hugo — projetées en vidéo, renforçant cette inscription dans le réel. La figure de proue de cette lecture est Musetta, présentée comme une féministe convaincue. Le deuxième acte se conclut par un geste militant fort : le lancement de pamphlets dans la salle, reprenant des extraits de la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne d’Olympe de Gouges (1791). En revanche, la scène de la facture au Café Momus peine à se lire ; l’action, noyée dans la foule, dilue l’esprit libre et vif du personnage.

Images, manifestes, poésie et continuité visuelle

Tout au long de l’opéra, des tableaux célèbres sont projetés au fond de la scène : La Liberté guidant le peuple et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, Tres de mayo de Goya, mais aussi des toiles d’Horace Vernet ou de Jean-Jacques Henner, dont le regard féminin, profond et frontal, observe la scène avec intensité. Sur ces images se superpose le poème de Baudelaire La Mort des amants, qui constitue la trame dramatique et instaure un dialogue sensible entre peinture, poésie et drame lyrique.

Une imposante verrière, imaginée par Lisa Navarro, constitue également une trame scénographique : elle devient successivement la mansarde de Rodolfo, le Café Momus, puis l’auberge de la Barrière d’Enfer. Cette continuité visuelle confère à l’ensemble une forte cohérence plastique, soutenue par l’évocation des courants artistiques et sociaux de l’époque, ainsi que par les costumes historiques signés Benjamin Moreau. L’immersion est renforcée par l’animation des rues de Paris autour du Café Momus, jusque dans la salle, avec des allées et venues. Autre fil conducteur du spectacle : bougies et lampes à l’huile, présentes du début à la fin. À la mort de Mimì, toutes les flammes sont soufflées, plongeant la scène dans une obscurité poignante.

Dans cette succession de tableaux vivants d’une grande beauté, présentés avec finesse, on regrette profondément l’absence de véritable direction de chanteurs, au détriment de la dynamique dramatique. Le metteur en scène semble peiner à exploiter pleinement les corps des chanteurs comme instruments expressifs dont le dispositif technique les contraint à adopter des postures souvent figées.

Prises de rôle massives

En prologue, un arrangement orchestral de Crisantemi, pièce pour quatuor à cordes composée par Puccini en 1890 à la suite de la mort soudaine d’Amédée Iᵉʳ d’Espagne — thème qu’il réutilisera dans Manon Lescaut — évoque d’emblée la mort d’une héroïne, rappelant la manière dont Verdi annonce le destin de Violetta dans La Traviata.

Lucie Peyramaure incarne une Mimì dotée d’une pleine santé vocale. Le rayonnement de son timbre chaleureux fait parfois oublier la fragilité du personnage, mais elle compose une jeune femme aimante et attachante. En Rodolfo, Angel Romero séduit par la clarté de sa voix et un sens mélodique souple, qui semblent toutefois davantage adaptés au répertoire belcantiste ou mozartien. Les mouvements statiques et parfois maladroits — conséquence du manque de direction d’acteur — tendent hélas à dissocier ses belles envolées aiguës de son rôle dans l’histoire. Lilian Farahani assume une Musetta militante et révolutionnaire ; sa voix, engagée au sens propre comme au figuré, déploie de larges phrasés avec conviction.

Le plateau vocal réunit majoritairement des chanteurs abordant leur rôle pour la première fois. Yoann Dubruque (Marcello), Blaise Malaba (Colline), Louis de Lavignère (Schaunard), ainsi que les solistes du chœur de l’Opéra national de Nancy et de l’Opéra de Dijon dans les rôles secondaires, manifestent tous des qualités contribuant à conter une histoire émouvante. Quelques ajustements restent toutefois souhaitables au fil des représentations, notamment en matière de justesse et de placement vocal.

À la tête de l’Orchestre, Marta Gardolińska, directrice musicale de l’Opéra national de Nancy-Lorraine, dirige avec précision la dernière production de son mandat. La formation se montre somptueuse : chaque pupitre s’investit pour tisser une tapisserie musicale dense, génératrice d’une émotion forte. Les chœurs de Nancy et de Dijon, réunis sous la direction d’Anass Ismat, offrent des scènes festives et colorées, qui émerveillent le public.

Représentation du 14 décembre, Opéra national de Nancy-Lorraine

Victoria Okada

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

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