La Lénore d'Antoine Reicha, une passionnante ballade

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Antoine Reicha (1770-1836) : Lénore, grand tableau musical pour solistes, chœur et orchestre d’après une ballade de Gottfried August Bürger. Martina Janková (Lenore) ; Pavla Vykopalová (Mère) ; Wojciech Parchem (Narrateur) ; Jiri Brückler (Wilhelm). Chœurs de l’Orchestre Philharmonique de Brno ; Philharmonie de Brno, direction Dennis Russell Davies. 2020. Notice en polonais, en anglais, en allemand et en français. Texte de Bürger en allemand avec traduction en trois langues (polonais, allemand, français). 83.24. FB 001-2 (deux CD).

Considéré comme un important pédagogue et théoricien, Antoine Reicha, naturalisé français en 1829, est un compositeur adepte des formes classiques, dans lesquelles il a inséré des idées nouvelles, notamment sur l’instrumentation. Né à Prague, il est orphelin de père quelques mois après sa naissance et est recueilli par son grand-père, puis par son oncle violoncelliste qui lui apprend le violon mais aussi la flûte et le piano. Nommé à la tête de l’orchestre du Prince Electeur de Cologne, son oncle le prend parmi les musiciens, ce qui lui permet de rencontrer Beethoven. L’arrivée des troupes françaises en 1794 exile Reicha à Hambourg où il poursuit ses études et commence à composer. Après un premier passage peu productif par Paris, on le retrouve à Vienne au début du XIXe siècle, où il revoit Beethoven et fréquente Haydn. Deuxième séjour parisien en 1808, où il s’installe cette fois et devient professeur de contrepoint et de fugue au Conservatoire national. Berlioz, Liszt, Gounod et Franck seront au nombre de ses élèves. Parmi ses publications pédagogiques, figure un Traité de haute composition musicale paru dans les années 1820. Un an avant son décès (1835), il succède à Boieldieu comme membre de l’Institut. Son répertoire est riche de plus de deux cent cinquante partitions : dix-sept symphonies, des concertos, de la musique de scène, dont quelques opéras, de la musique de chambre et des pièces pour piano. 

Le poète allemand Gottfried August Bürger (1747-1794), figure du mouvement Sturm und Drang, est le principal initiateur du genre de la ballade avec sa Lénore parue en 1773 à Göttingen. L’histoire se situe pendant la guerre de Sept Ans, conflit à portée européenne qui s’est déroulé de 1756 à 1763. Le thème est très bien résumé dans le livret : une jeune fille attend le retour de son bien-aimé de la guerre ; sa mère la décourage, mais la jeune fille y croit toujours ; enfin, une nuit, son amant revient, mais sous forme de cadavre qui l’entraîne au cimetière. Ce superbe poème strophique a été traduit par Gérard de Nerval en 1830, une revanche pour ce texte après la censure exercée par la France au moment de sa publication. Mais il avait fait l’objet de deux œuvres musicales dès 1806 : une version chant-piano de Vaclav Tomásek et le grand drame de Reicha qui nous occupe. Plus tard, Liszt (un récitatif avec piano), Raff (sa 5e symphonie) et Duparc (un poème symphonique) s’en empareront. Mais aussi des artistes d’autres disciplines : des peintres comme Ary Schefer ou Horace Vernet et des écrivains comme Bram Stoker, Paul Féval, Adam Mickiewicz ou encore Karel Jaromir Erben que Dvořák mettra en musique dans Les Chemises de noces

C’est donc en 1806 que Reicha compose sa Lénore. Il n’arrive pas à la faire jouer à Vienne et décide de se rendre à Leipzig, sans plus de succès. La notice du livret cite un extrait de l’autobiographie de Reicha se plaignant du fait que l’occupation de la ville par les militaires avait entraîné la fermeture des salles de concerts. Le même texte signale que le compositeur n’entendit sans doute jamais sa partition et que celle-ci ne fut pas jouée en public avant 1984 où elle fut donnée au Rudolfinum de Prague avec une reconstitution des parties vocales et instrumentales du manuscrit. Supraphon l’enregistra dans la foulée avec le Chœur Philharmonique de Prague et l’Orchestre de Chambre de Prague, sous la direction de Lubomir Mátl. Vingt ans plus tard, en 2003, c’est le label Orfeo qui en a proposé une version par les Virtuosi di Praga menés par Frieder Bernius. 

Le présent enregistrement a été effectué sur la base de trois concerts donnés en février 2020 à Brno à l’occasion du 250e anniversaire de Reicha -avec diffusion en radio et télévision. Disons-le d’emblée : c’est une grande réussite. La partition est passionnante de bout en bout, dès l’ouverture grandiose, véritable tableau symphonique, d’une durée d’une petite dizaine de minutes, qui place l’action dans une atmosphère très dramatique. Le Narrateur introduit alors le récit, ponctué par les interventions du chœur qui commente la satisfaction de la paix retrouvée. Un dialogue va s’établir entre Lénore et sa mère, au cours duquel le désespoir de la première, persuadée de la disparition de Wilhelm, et son envie de mort répondent à l’incitation de la seconde à s’en remettre au Christ qui sauvera son âme. Le Narrateur et le chœur interviennent à nouveau avant l’arrivée de l’aimé qui, dans une sorte de chevauchée nocturne maudite, va entraîner Lénore, avec une tension grandissant que le chœur balise, vers des noces spectrales accompagnées d’une pantomime, d’une danse macabre et d’un ouragan final, autre moment symphonique d’un bel élan. Reicha inscrit ce thème halluciné dans un contexte dynamique très expressif, avec de grandes envolées lyriques qui mettent en valeur aussi bien les solistes que le chœur. Les mots ont ici une grande importance, et l’on mesure à quel point la ballade de Bürger, véritable chef-d’œuvre littéraire aux dimensions exaltées, est saisissante et pleine de passions. Les dialogues prennent ainsi une dimension psychologique fondamentale, car la volonté de destruction qui sous-tend la partition est ancrée dans la souffrance angoissée de Lénore. Sur le plan instrumental, les vents ont un rôle bien défini comme soutien à toute cette dramatisation qui ne cesse de s’amplifier. On a du mal à comprendre comment une telle partition est tombée dans un oubli relatif.

Sur le plan vocal, la réussite est au rendez-vous. La soprano Martina Janková est une poignante Lénore. Cette spécialiste du chant baroque et de Mozart s’est formée à Ostrava puis à Bâle ; elle s’est déjà produite au Festival de Salzbourg ou à la Scala de Milan, et elle a participé au projet autour des livrets de Da Ponte à l’Opéra de Zurich. Elle évoque tous les états d’âme qui traversent l’héroïne avec une expressivité émouvante. La soprano Vakla Vykopalová, qui a participé à la gravure Orfeo de Frieder Bernius de 2003 où elle tenait déjà le rôle de la Mère, est originaire de Prague et y a étudié au Conservatoire. Cantatrice au répertoire étendu, du baroque au contemporain, elle est une mère à la fois protectrice, dépassée et accablante, appelant Dieu à pardonner les errances de sa fille. Son interprétation est soignée et précise, et le duo est très complémentaire. Le troisième personnage, Wilhelm, dont le retour va entraîner la suite funeste, est dévolu au ténor polonais Wojciech Parchem dont les prestations dans Beethoven, Rossini ou Wagner, mais aussi dans des œuvres de notre temps ont été saluées ; il a la vaillance destructrice indispensable pour incarner l’être néfaste. Quant au Narrateur, incarné par le baryton Jiri Brückler, soliste de l’Opéra National tchèque, il déploie avec aisance mais aussi sobriété, la dimension théâtrale de la présentation des phases de l’action. On soulignera, pour chacun de ces artistes impliqués, une qualité d’articulation qui sert bien le texte de Bürger. Quant au chœur de la Philharmonie de Brno, il est engagé et vibrant à souhait. 

Voilà une belle réalisation, menée avec une fougue équilibrée par Dennis Russell Davies, chef principal et directeur musical de la Philharmonie de Brno depuis la saison 2018-19. Cet album Reicha de deux CD est le premier d’une série produite par l’orchestre sous son propre label. Nous avons commenté ici le mois dernier la deuxième gravure de ce label-maison, la Symphonie n° 1 de Dvořák par les mêmes interprètes, en émettant quelques réserves. Cette fois, on ne peut que saluer la qualité du travail accompli pour cette nouvelle édition de Lénore, chaudement recommandable.

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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