L’Art de la Fugue par Aapo Häkkinen : introversion et altitude
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : L’Art de la Fugue, BWV 1080. Aapo Häkkinen, clavecin. Les Voix Humaines. Margaret Little, Mélisande Corriveau, Felix Deak, Susie Napper, violes de gambe. Anna Gebert, violon. Livret en anglais, allemand. 2023. 80’49’’. Ondine 1437-2
Sélection du texte musical d’une œuvre abondée à titre posthume, ordre d’exécution, choix de l’instrument ouvert à conjectures : aborder l’Art de le Fugue confronte à des dilemmes. En guise de livret, le CD reprend une présentation de l’œuvre par le musicologue Philipp Spitta (1841-1894), et inclut une note, pas toujours claire, exprimant les options retenues par Aapo Häkkinen. On comprendra que la partition jouée rassemble le corpus et le texte de l’édition de 1751, intégrant les quatre Canons, mais en laissant de côté la problématique Fuga a tre soggetti inachevée. L’ordonnancement se fonde toutefois sur l’autographe original, en argumentant qu’ainsi « la structure révèle les qualités de progression et symétrie des autres grands cycles monothématiques de Bach dans les années 1740 ».
L’interprète dit concevoir les deux fugues-miroir comme « un pont entre la terre et le ciel » en précisant, non sans surprendre (du moins aurait-on apprécié une référence), qu’elles ne seraient pas conçues pour le clavier, à la différence du reste du cycle. De fait, ces Contrapuncti XII & XIII sont ici respectivement confiés à un consort de violes puis à un duo avec violon où Anna Gebert assume bien sûr le dessus de la polyphonie. La plage 12 emprunte à un enregistrement par l’ensemble Les Voix Humaines paru chez Atma en 2013 et regroupe d’ailleurs, contrairement à ce qu’indique le tracklisting, l’inversus mais aussi le rectus de cette fugue.
Construit par le facteur anversois Andreas Ruckers, le clavecin parvint en Angleterre vers 1700 où il subit un petit ravalement avant d’appartenir au compositeur John Blow. Haendel l’approcha aussi, croit-on. Il possède deux claviers (8’-8’-4’) avec un registre luthé. Les deux premières fugues utilisent un seul des jeux de huit pieds, laissant les autres cordes vibrer par sympathie, et introduisant une lecture fondamentalement méditative, d’essence lyrique, volontiers coulée dans le legato, les subtils ports de voix. Dans cet espace poétique, rien ne fera irruption, rien ne veut éblouir ou transgresser. Sous les doigts d’Aapo Häkkinen se soupèsent les impondérables, l’Alla Duodecima cherche plus l’élucidation que l’ivresse, le Contrapunctus XI étonne par sa modération, pour mieux laisser proliférer des lignes inondant le canevas expressif.
En fin de parcours, les quatre pièces canoniques formeront un univers en soi, contrastant pourtant la succession de chaque microcosme, par le phrasé, par la registration. Pétillement du Alla Octava, nasillement du Alla Decima, souple gravité du Alla Duodecima, métaphysique du Per augmentationem abordé non comme une démonstration d’opiniâtreté, mais enclos à perpétuité dans le sac et ressac de sa combinatoire. Dans ce quadriptyque comme dans les étapes précédentes, on appréciera un jeu décortiqué attestant une profonde connivence avec ces cahiers et ne s’égarant jamais dans le regard d’ensemble. Quitte à ce que la plénitude, l’équipollence de la conduite (Contrapunctus V) nous enferme dans une vision trop sagement unitaire ? Les drames se subsument à une rigueur pacifiée, d’humeur parfois maussade, à l’instar du Contrapunctus X sondant d’infimes douleurs.
On y retrouve en tout cas la sérénité, l’aisance de la récente gravure de Kenneth Weiss (Paraty, mai 2021), mais ici commandée par un rapport à l’œuvre qui semble plus cérébral voire spéculatif. L’acoustique délicatement réverbérée de l’église Nagu kyrka, un havre à la pointe sud de la Finlande, a sans doute contribué à cette introspection qui, sans morgue, à douce voix, nous rapproche de l’âme intime du monument, nous élève à ses cîmes sans épuiser ses mystères. Face à ce témoignage parmi les plus cohérents et raffinés de la discographie, on oserait se demander si les deux incursions avec archets étaient bien nécessaires à cette envoûtante exploration.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9