L’Art de la Fugue par Kenneth Weiss : poésie et sérénité

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : L’Art de la Fugue, BWV 1080. Kenneth Weiss, clavecin. Livret en anglais, français. Mai 2021.  78’22. Paraty 1221.1115

Dans son récent enregistrement du Clavier bien tempéré (Harmonia Mundi), Andreas Staier indiquait qu’il profita du confinement imposé par l’épidémie Covid pour travailler ces cahiers. Similairement, Kenneth Weiss précise : « bien que L’Art de la Fugue fasse partie de ma vie depuis très longtemps, je n’ai commencé à l’apprendre dans son intégralité qu’en 2020 ». Les Variations Goldberg (L'Empreinte Digitale, 1996), les six Partitas (Satirino, 1999), un programme autour de la Clavier-Übung II (Satirino, 2006), les deux Livres du Wohltemperiertes Klavier (Satirino, 2013) : le claveciniste américain n’en est évidemment pas à son coup d’essai dans Bach, et poursuit sa discographie par ce sévère Kunst der Fuge qu’il a déjà dirigé en concert en version orchestrale. Il admet toutefois dans sa notice, à l’instar de Gustav Leonhardt avec qui il étudia à Amsterdam, que ce cycle est voué au clavier.

Parenthèse : mentionnons que dans l’exemplaire que nous avons reçu, le feuillet subit un défaut de mise en page : la présentation de l’œuvre en français débute à gauche de la reliure centrale mais se trouve interrompue par un recto-verso en anglais. Le livret accorde en tout cas une importante place à l’histoire de l’instrument joué ici (et enregistré pour la première fois), dont l’interprète avait assuré l’inauguration après une restauration amorcée en 2016. Il avait été acquis en 2001 pour le Museu Nacional da Música de Lisbonne. Le sommier porte l’inscription « fait par Pascal Taskin à Paris, 1782 », manifestement sur une base du facteur anversois Andreas Ruckers (1579-1652). Il possède deux claviers (8’-8’-4’) avec un registre en peau de buffle et un jeu de luth. La précision, la légèreté et la luminosité de la tessiture médiane prédisposent à la clarté de l’exposé, indispensable pour une partition qui requiert élucidation.

On observera que les quatre Canons (plages 5, 8, 12, 15) sont insérés dans le parcours qui s’achève sur l’ultime et controversé Contrapunctus que Gustav Leonhardt avait omis dans son enregistrement de 1969. Face à un tel dédale, on pourrait s’ingénier à investiguer comment l’interprétation du séminal Contrapunctus I détermine l’ensemble de l’exécution. Et pourtant, l’approche détendue que Kenneth Weiss instille à cette introduction ne prédit rien de la variété qu’il accorde aux étapes suivantes, serrant (Canon alla duodecima in contrapunto alla quinta, Contrapunctus VIII, fugues à quatre voix) ou desserrant le tactus au gré de la densité polyphonique. Au besoin aiguisant la diction en cours de route (Canon per augmentationem in contrario motu). À la délicatesse du Contrapunctus V répondent les diminutions « In stylo francese » fraichement piquées et nettement rythmées.

Au demeurant, l’interprète laisse respirer la partition qui n’en sort jamais asphyxiée, grâce à des phrasés expressifs et des tempos maîtrisés (même dans les Fugue alla Duodecima et Canon alla ottava) qui essaiment sans brouiller la trame. Le vertige est peut-être absent du Contrapunctus XI, en revanche la poésie offerte aux Contrapunctus alla Decima et aux fugues en miroir prouveraient que Kenneth Weiss n’entend pas nous laisser de marbre face au monument. Sa lecture de chair et d’âme laisse surtout transparaître combien la cérébrale combinatoire du vieux Bach sait aussi parler du cœur au cœur. En cela, on conseillera volontiers ce CD à ceux qu’effraie la réputation d’aridité de ce corpus, et qui souhaitent en découvrir sereinement les paroles d’humanité.

Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 



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