Le pianiste Jean-Baptiste Doulcet invite à un voyage en terres nordiques
Soleils blancs. Edvard Grieg (1843-1907) : Suite Holberg, op. 40 ; Ballade en sol mineur op. 24. Jean Sibelius (1865-1957) : 6 Impromptus op. 5 ; Les Arbres op. 75. Carl Nielsen (1865-1931) : Rêve sur « Stille nacht » ; 3 Pièces pour piano op. 59. Jean-Baptiste Doulcet, piano. 2023. Notice en français et en anglais. 80’. Mirare MIR722.
Le pianiste, compositeur et improvisateur Jean-Baptiste Doulcet (°1992), formé au CNSMD de Paris, sa ville natale, auprès de Claire Désert pour le piano et la musique de chambre, et de Thierry Escaich et Jean-François Zygel pour l’improvisation, est lauréat de plusieurs concours, dont un prix au Margueritte Long de 2019, présidé par Martha Argerich. En 2022, déjà pour MIrare, un album intitulé Un monde fantastique réunissait des univers de Schumann et de Liszt. Doulcet est aussi un grand voyageur, en particulier dans les pays nordiques. La Finlande, où il a vécu un an, la Suède où il aime travailler, le Danemark, où il a épousé une musicienne danoise avec laquelle il a fondé une Académie d’été pour jeunes musiciens à Odense, ville natale de Hans Christian Andersen, l’ont marqué. Comme il l’explique dans une note préliminaire, Doulcet a voulu rendre un hommage à trois compositeurs-phares de ces territoires qui lui apportent tant d’émotions et à leur musique si profonde et pudique. L’intitulé de l’album est à la fois un résumé artistique des souvenirs qu’il a accumulés et un manifeste esthétique. Ces « soleils blancs » : ce sont les lueurs persistantes que le grand Nord offre au regard, à travers les lacs, le givre, les forêts immenses, les étendues de neige aveuglées de soleil, écrit-il. On se laisse guider par son enthousiasme dans ce périple en terres nordiques ; si ces pays sont différents les uns des autres, [ils] sont pourtant tous marqués de cette lueur vibrante.
Pour nous en convaincre, le programme s’ouvre par la Suite au temps de Holbeg (1884) de Grieg, dont la version orchestrale est plus souvent à l’affiche que l’originale pour piano. Ce pastiche d’une suite du XVIIIe siècle a été composé à l’occasion du bicentenaire de Ludvig Holberg (1684-1754), dramaturge, poète, romancier et philosophe né en Norvège (à Bergen, comme Grieg) et mort au Danemark, où il occupa une chaire de métaphysique ; il est considéré comme le premier grand écrivain nordique. Avec son prélude, un air et trois danses, cette suite revêt un charme qui introduit à propos le projet de Doulcet. L’énergie, l’élégance cérémoniale, les aspects fleuris, le caractère baroque qui se souvient de Bach et le côté malicieux traversent ces pages attachantes qui, sous les doigts du pianiste, répondent bien à ses idées. Celles-ci vont trouver dans les 6 Impromptus op. 5 de Sibelius (1893) un paysage tour à tour sobre, dansant, mélancolique ou brillant (le 5e, le plus intéressant). Ces pièces ne comptent pas parmi les grandes réussites de Sibelius, mais Doulcet a la bonne intuition de les prendre au sérieux et de leur accorder une convaincante attention.
Le Danois Nielsen vient s’intercaler juste après. D’abord avec une miniature rêveuse et intemporelle autour du Stille nacht de Gruber, puis avec les 3 Pièces op. 59 (1928), à l’écriture dépouillée, avec un horizon atonal qui se dévoile. Trois ans avant son décès, Nielsen dessine des côtés grinçants dans l’Impromptu, de l’atmosphère mi-angoissée mi-profonde dans l’Adagio, de l’ardeur impétueuse dans l’Allegro non troppo. La séduction n’est pas immédiate, mais Doulcet en traduit l’étrangeté, en phase avec celle qu’y mettaient Anne Øland dans son intégrale de 1993 (Paula) ou Martin Roscoe en 2008 (Hyperion).
Retour à Grieg pour le plat de résistance qu’est la Ballade en sol mineur sur un chant populaire norvégien op. 34 (1875/76), vaste partition de près de dix-huit minutes, dans la lignée de Chopin, de Brahms et de Schumann. C’est l’époque de Peer Gynt, le Norvégien domine son art de la composition dans ces quatorze variations d’après une mélodie montagnarde, aux versants élégiaques, épiques, fantastiques, gais ou recueillis, formant un bouquet dont la saveur a été si bien servie par le passé par Arthur Rubinstein ou, plus récemment, par Leif Ove Andsnes. Doulcet y témoigne d’une grande liberté de ton et y développe sa virtuosité, avec des couleurs intenses, mais aussi maîtrisées.
Un dernier regard vers Sibelius pour clôturer le programme, avec le cycle Les Arbres (1914) qui évoque, par de courtes pièces, cinq espèces végétales : le sorbier en fleur, le pin solitaire, le tremble, le bouleau et le sapin. La nature est exaltée, entre légèreté, fragilité, ardeur et émerveillement. Ce dernier qualificatif caractérise le récital de Jean-Baptiste Doulcet, qui séduit par sa profondeur, sa subtilité et sa simplicité. Gravé au Théâtre de Poissy en juillet 2023, il ouvre des horizons où, pour citer encore une fois le pianiste, on entend le folklore, la solitude, la communauté, la neige qui recouvre parfois tout jusqu’à faire page blanche. Un album pour rêver, agrémenté d’une notice intéressante, signée par Jean-Yves Clément.
Son : 8, 5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix