Daphnis et Chloé sur les bords du Rhin

par https://www.crescendo-magazine.be/speed-dating-ferrol/

Maurice Ravel (1875-1937) : Daphnis et Chloé, symphonie chorégraphique pour orchestre et chœur sans paroles. Choeur de l’Opéra national du Rhin, direction : Hendrik Haas ; Orchestre philharmonique  de Strasbourg, direction : Aziz Shokhakimov. 2024. Livret en anglais et français. 56’36’’. Warner Classics. 5 021732 628237

2025 est une année ravelienne. Le compositeur fête ses 150 ans, et les hommages discographiques affluent. Parmi eux, cette nouvelle parution du Philharmonique de Strasbourg dirigée par Aziz Shokhakimov attire notre attention : un Daphnis et Chloé dans son intégralité, enregistré dans des conditions de concert, mais avec un soin de studio. De quoi nourrir quelques espoirs quand on connait l’état de forme de l’OPS depuis l'arrivée de son directeur musical.

Il ne faut cependant pas oublier que l’œuvre est redoutable. À la fois ballet, poème symphonique, fresque sensuelle et un laboratoire sonore, Daphnis et Chloé demande une alchimie rare : celle d’un orchestre capable d’embrasser le souffle mythologique tout en sculptant la lumière sonore avec précision.

Dès les premières mesures, on comprend que le chef ouzbek, nommé à la tête de l’orchestre strasbourgeois en 2021, ne cherche pas simplement à « bien faire ». Sa direction est habitée, nerveuse, sensuelle, volontiers narrative. La lecture est comme toujours volontaire, presque théâtrale dans les climats extrêmes, sans jamais sombrer dans le clinquant. Ce qui frappe d’abord, c’est l’attention portée aux détails sans jamais perdre le fil du récit. Chaque transition est pensée, pesée, respirée. Le balancement entre tension et suspension – si crucial chez Ravel – est maîtrisé avec finesse. Nous adorons !

Le Philharmonique de Strasbourg, en très grande forme, impressionne par l’homogénéité des pupitres et une remarquable plasticité sonore. Les bois, d’une grande noblesse, chantent avec une clarté française, les cuivres claquent sans brutalité, et les cordes, souples et amples, tissent une matière vibrante qui n’a rien à envier aux grandes phalanges internationales. Mention spéciale également au chœur du Philharmonique, irréprochable de justesse et d’équilibre : la fusion vocale avec l’orchestre atteint une transparence diaphane dans les sections nocturnes.

Le tableau final, souvent traité comme une explosion purement virtuose, prend ici des allures de transe rituelle : Shokhakimov y impose un tempo vif mais jamais précipité, avec un sens du crescendo organique qui fait monter l’extase sans bousculer les plans sonores. C’est dans cette maîtrise du souffle global que réside sans doute la réussite majeure de cette lecture.

Bien sûr, les références abondent. Dutoit à Montréal reste un modèle de clarté ; Cluytens conserve le charme suranné d’une certaine école française ; Boulez séduit par sa minéralité analytique. Mais Shokhakimov s'inscrit d'ailleurs dans une veine plus charnelle, plus engagée, presque tellurique. Il ne cherche pas à neutraliser les contrastes, il les embrasse. Son Ravel n’est pas celui d’un horloger suisse, mais d’un sculpteur de vent.

En conclusion, ce Daphnis et Chloé est bien plus qu’un hommage commémoratif : c’est une proposition forte, cohérente et incarnée, portée par un chef en pleine affirmation artistique et un orchestre au sommet de sa forme. Strasbourg n’a pas seulement livré une belle version de plus : elle s’inscrit dans une continuité de renouveau orchestral, où le répertoire français retrouve une voix vive, actuelle, profondément sentie.

Ce disque est donc à recommander sans réserve, tant aux amoureux de Ravel qu’à ceux qui veulent entendre une phalange française explorer son propre patrimoine avec audace et intelligence. Oui, il y a encore des histoires d’amour entre Daphnis et Chloé, et elles peuvent se vivre aussi sur les rives du Rhin.

Son : 10 – Livret : 9 - Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Bertrand BALMITGERE

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