Le piano éclectique et captivant de Behzod Abduraimov

par

Shadows of my ancestors. Serge Prokofiev (1891-1953) : Dix Pièces de Roméo et Juliette, op. 75. Dilorom Saidaminova (°1943) : Les Murs de l’ancienne Boukhara. Maurice Ravel (1875-1937) : Gaspard de la nuit. Behzod Abduraimov, piano. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. 70’ 46’’. Alpha 1028.

Lorsque le premier récital pour Alpha de Behzod Abduraimov (°1990) est paru il y a un peu plus de trois ans, nous avions souligné l’éclectisme et l’intelligence d’un programme que l’artiste qualifiait lui-même d’« images en tous genres », illustrant Debussy, Chopin et Moussorgski. Dans une nouvelle gravure, réalisée au Studio Teldex de Berlin en juin 2023, ce pianiste, originaire de Tachkent, la capitale de l’Ouzbékistan, nous propose une autre série d’images, à travers une affiche qui ne manque pas d’originalité. Nous renvoyons le lecteur à notre article du 7 février 2021, tout en rappelant qu’après un enseignement initial sur sa terre natale, Abduraimov a peaufiné sa formation à Kansas City à partir de 2007 auprès de Stanislav Ioudenitch (°1971), lui aussi originaire de Tachkent, avec lequel il travaille encore. Abduraimov compte déjà à son actif des gravures pour Decca, Naxos, Sony ou RCO (le Concerto n° 3 de Rachmaninov, à Amsterdam, avec Valery Gergiev, un album recensé par Pierre Jean Tribot le 23 février 2020).

Le présent programme s’ouvre par la transcription par Prokofiev lui-même, effectuée en 1938, de dix extraits de son génial ballet Roméo et Juliette de 1935. Elle se distingue par la finesse que le compositeur y distille, mais aussi par la variété des couleurs et le choix des atmosphères qui traversent cette partition inspirée. Il s’agit d’un habile condensé, varié, attrayant, de belle facture instrumentale, écrit Guy Sacre dans son ouvrage La musique de piano (Laffont/Bouquins, 1998, p. 2169). Abduraimov parcourt les ambiances et caractérise les protagonistes en leur accordant leur juste personnalisation, qu’il s’agisse du portrait de la jeune Juliette (n° 4), du conciliant frère Laurent (n° 7) ou du facétieux et changeant Mercutio (n° 8), mais aussi de la vivace scène de bal qui ouvre la série, du grotesque des masques (n° 5), ou de la danse des jeunes filles aux accents sensuels (n° 9). L’ensemble s’achève dans la douleur, presque sublimée, d’avant le départ des deux héros. Tout cela est ciselé par le virtuose avec une ingénieuse finesse, une grande clarté et une vraie compréhension de l’enjeu dramatique. 

La suite Les Murs de l’ancienne Boukhara nous fait mieux connaître une compatriote d’Abduraimov. Née elle aussi à Tachkent, Dilorom Saidaminova a achevé sa formation au Conservatoire de Moscou où elle a suivi les cours d’Edison Denisov. Son catalogue couvre plusieurs genres : pages symphoniques, musique de chambre, vocale ou pour piano, dont ces huit pièces en hommage à Moussorgsky et à ses Tableaux d’une exposition. Il y a une logique dans la démarche d’Abduraimov : dans le premier album pour Alpha, il avait gravé ces Tableaux. Nous en avions souligné la discipline rythmique, les élans et la maturité stylistique. Boukhara est une cité deux fois millénaire du centre-sud de l’Ouzbékistan ; elle est jumelée, entre autres, à Cordoue, ce que justifie amplement un passé artistique et une riche architecture, évoqués dans cette suite en huit parties d’une durée globale d’un peu plus de seize minutes. Cet hommage au pays natal de la compositrice et du pianiste donne son titre à l’album par le biais de son n° 7, « Shadows of Ancestors » qui, selon la compositrice, comme nous l’apprend la notice de Nicolas Derny, est « la représentation musicale de dessins de danseurs tribaux sur des murs anciens ». C’est à une promenade dans des lieux porteurs d’histoires qu’invite Saidaminova (mosquée, tombe, dôme, minaret, pierres anciennes), ainsi qu’à des impressions sur l’ancien royaume samanide. Des images au langage accessible, à la fois énigmatiques, colorées, concentrées, parfois hypnotiques, parfois vivement animées, toutes servies par Abduraimov avec un goût très sûr. Une intéressante découverte.

Ravel et son Gaspard de la nuit clôture ce beau et convaincant récital. 

Abduraimov se plonge dans cette partition féerique, aux accents marqués par la prose étrange de l’écrivain romantique Aloysius Bertrand, mort de phtisie (1807-1841). Ce chef-d’œuvre absolu donne à Abduraimov l’occasion de montrer l’étendue de ses qualités d’interprète sensible. Ondine se revêt de raffinement et de parures cristallines. Le Gibet étale son atmosphère lugubre, fantasmagorique et sinistre avec un sens aigu de la tragédie. C’est déchirant, mais surtout inquiétant. Dans Scarbo, aux notes répétées et aux frénésies diaboliques, Abduraimov ne cède pas au piège de l’exagération : il domine cette page de haute virtuosité dont il souligne la part de mystère, donnant aux visions d’Aloysius Bertrand leur vraie dimension dramatique.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix        

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.