Le premier récital d’Eleonora Buratto est marqué du sceau de la flamboyance

Indomita. Scènes tirées d’opéras. Vincenzo Bellini (1801-1835) : Il Pirata. Gaetano Donizetti (1797-1848) : Anna Bolena ; Lucrezia Borgia. Giuseppe Verdi (1813-1901) : I due Foscari ; Aroldo. Eleonora Buratto, soprano ; Didier Pieri, ténor ; Irene Savignano, mezzo-soprano ; Giovanni Battista Parodi, basse ; Chœur et Orchestre de l’Opéra Carlo Felice de Gênes, direction Sesto Quatrini. 2024. Notice en anglais et en italien. Textes chantés reproduits, avec traduction anglaise. 69’ 19’’. Pentatone PTC 5187 409.
Quinze années d’une carrière fructueuse n’avaient pas encore donné la possibilité à la soprano Eleonora Buratto d’enregistrer un récital en solo. Un projet antérieur d’une anthologie d’arias n’avait pas convaincu la cantatrice, qui lui a préféré de grandes scènes tirées d’opéras qu’elle a pratiqués ces dernières années. Je suis une chanteuse italienne, précise-t-elle dans une note de présentation, et j’ai érigé ma carrière dans la ligne de l’inclination naturelle de ma vocalité, de façon très prudente, et avec un grand respect pour le style de compositeurs que j’ai travaillés, comme Rossini, Bellini, Donizetti et Verdi. Ce choix de grandes scènes lui a inspiré le titre de l’album : « Indomptables ». Comme un reflet de sa personnalité ? Cela semble un peu présomptueux, confie-t-elle, mais comme je ne le suis pas, le qualificatif s’adresse aux héroïnes indomptables que sont Imogene, Bolena, Borgia, Contarini et Mina. Le résultat est très éloquent : un récital de premier ordre, qui fait honneur à la cantatrice, qui vient de graver tout récemment pour DG une brillante Tosca, avec Jonathan Tetelman et Ludovic Tézier, les Chœurs et l’Orchestre de l’Académie Sainte-Cécile étant dirigés par Daniel Harding,
Originaire de Mantoue, Eleonora Buratto (°1982) a été formée au Conservatoire de sa cité natale. Sa carrière entamée en 2009 (débuts au Metropolitan en 2016) lui a permis d’approfondir son cher répertoire italien, mais aussi Mozart, Bizet ou Richard Strauss. Dans le présent album, on est choyé quant à ses qualités d’interprète : solidité et projection de la voix, registre étendu, y compris dans les graves, couleurs intenses, homogénéité de la tessiture, caractérisation des personnages, expressivité, engagement et investissement dramatique, art de la déclamation. Un panorama chronologique est ici adopté, entre 1827 et 1857, avec, pour commencer, la scène finale d’Il Pirata de Bellini, opéra que Maria Callas, puis Montserrat Caballé, ont marqué de leur empreinte. Dans cette scène de folie, la Buratto affirme sa maturité et son tempérament : Oh ! S’io potessi dissipar le nubi… Col sorriso d’innocenza… Oh, Sole !… La chute d’Imogene dans le désespoir, après la mort sur l’échafaud de son amant, est non seulement poignante, mais d’une justesse tragique. Les comparses, dont le ténor Didier Pieri en Percy/Hervey, lui donnent une bonne réplique.
Deux Donizetti suivent. Pour Anna Bolena (1830), autre scène finale, à partir de Piangete voi ? On est dans le domaine de la confusion mentale, à laquelle la cantatrice apporte un souffle maîtrisé lorsque la reine, en plein délire, se remémore (Al dolce guidami) ses noces avec Henry VIII et son enfance. La prestation est sidérante de douloureuse beauté et d’incarnation. Elle l’est tout autant dans un autre désespoir, celui de Lucrezia Borgia (1833), avec Giovanni Battista Parodi en Duca Alfonso, dans une troisième scène finale, marquée par l’ampleur des couleurs sombres (Figlio ! È spento…). La force d’Eleonora Buratto réside aussi dans le fait que, pour donner de l’intensité à ces scènes finales, elle les interprète comme si elles étaient la conclusion d’un processus complet, celui d’avoir chanté tout l’opéra. C’est montrer là qu’elle peut s’imprégner des rôles jusqu’à l’aboutissement, avec un réalisme des plus concrets.
Verdi, ensuite. Avec I due Foscari (1844), nous sommes au milieu de l’Acte I lorsqu’une autre Lucrezia décide de demander justice pour son mari condamné au bannissement. Ici, l’expressivité se manifeste à travers une ligne vocale libérée, où la profondeur accompagne la force dramatique. Enfin, dans Aroldo (1857), Mina, l’épouse du chevalier de retour des croisades (Acte II), est en prière, dévorée par la culpabilité après son infidélité, sur la tombe de sa mère dont elle salue la pureté (Ah dagli scanni eterei…Mina!...Voi qui !). Superbe évocation du remords dans cette aria, où Eleonora Buratto est accompagnée à nouveau par Didier Pieri, Godvino tentateur, qu’elle va repousser. La capacité de nuances émotionnelles de la cantatrice est mise ici en évidence. Du grand art pour ce répertoire de soprano drammatico d’agilità !
Ce récital flamboyant bénéficie de la complicité sans faille des Chœurs et de l’Orchestre de l’Académie Sainte-Cécile que le chef romain Sesto Quatrini (°1984) conduit avec une aisance et un luxe de détails orchestraux qui forment un écrin idéal pour la cantatrice. La qualité des pupitres, en particulier les cordes, déroule un tapis sonore tout à fait adapté à ce projet « indomptable », dont on sort séduit.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix