Les trois concertos pour piano de Bartók par Tzimon Barto et Christoph Eschenbach, une synthèse bienvenue
Béla Bartók (1881-1945) : Concertos pour piano. Tzimon Barto, piano ; Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, direction : Christoph Eschenbach. 2018-2019 Livret en anglais. 87’32’’. Capriccio - C 5537.
Cet enregistrement est un nouveau jalon de la longue complicité entre le pianiste américain Tzimon Barto et le chef d’orchestre allemand Christoph Eschenbach. Rappelons que ce dernier est aussi un pianiste talentueux et raffiné. Ayant abordé tant à la baguette qu’au clavier tous les genres musicaux, il semblerait que les enregistrements de Bartók de Christoph Eschenbach soient relativement rares, rendant ce nouveau disque d’autant plus précieux. Jusqu’à présent, sa contribution à l’œuvre de Béla Bartók comprenait le deuxième concerto pour piano avec déjà Tzimon Barto et le London Philharmonic Orchestra, le Concerto pour orchestre avec l’orchestre de Philadelphie et naguère, il avait enregistré pour Telefunken quelques pièces pour piano (Suite opus 14 – les six danses roumaines et quelques extraits des Mikrokosmos). A ma connaissance, ce disque paru en vinyle n’a jamais été réédité en CD.
Tzimon Barto est quant à lui un pianiste aux moyens exceptionnels, explorant dans ses enregistrements un vaste répertoire allant de Bach à Messiaen. Il a notamment laissé d’excellentes versions d’œuvres pour piano seul de Liszt et de Schumann. Au disque, le partenariat musical entre Tzimon Barto et Christoph Eschenbach a été plutôt fructueux, laissant nombre d’enregistrements comme les deux concertos de Brahms, les deux Konzertstücke (opus 92 et 134) de Schumann, Des Canyons aux étoiles de Messiaen, le Concerto n°3 et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov, et enfin le Concerto n°1 de Tchaïkovsky.
Ce nouvel album de leur discographique commune est consacré à l’intégrale des concertos pour piano de Béla Bartók. Ces trois œuvres sont révélatrices de l’inventivité créative de Bartók dans la pleine maturité de son langage, où il intègre dans une subtile alchimie, la musique occidentale, la musique populaire d’Europe de l’Est et un langage personnel particulièrement novateur. Il conçoit progressivement celui-ci pendant cette première moitié de vingtième siècle alors qu’émergent un peu partout en Europe des musiques nationalistes conçues par une génération de jeunes compositeurs dont il fait partie, tout comme Stravinsky, Debussy, Prokofiev, Szymanowski, de Falla etc.
Au début de vingtième siècle, Béla Bartók passe beaucoup de temps à effectuer un travail d’ethnomusicologue, afin de collecter, d’enregistrer et d’étudier les folklores de ces différents pays d’Europe Centrale et de l’Est (Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Pologne, Ukraine etc…), avant qu’ils ne disparaissent définitivement. Les frontières étaient alors très fluctuantes, en ces périodes politiquement instables. Souvent destinées à accompagner des danses locales, les musiques populaires recueillies par Bartók sont d’une grande variété tant au niveau mélodique que rythmique. L’originalité de ces musiques et danses s’explique par le fait que celles-ci émanent de cultures et de coutumes très différentes, qu’elles aient des racines magyares, latines, slaves, voire germaniques. Bien entendu, Béla Bartók intégrera ces mélodies à ses propres compositions pour en concevoir une musique nationaliste élargie d’une grande richesse. Les Mikrokosmos sont à cet égard un véritable catalogue musical de ce riche patrimoine.
Bien entendu, Bartók hérite tout d’abord par ses ancêtres de ses racines hongroises. Il affinera encore celles-ci par l’étude des musiques populaires d’Europe de l’Est dont les frontières sont particulièrement mouvantes, tant au niveau des états que des peuples. Cette instabilité, Béla Bartók la ressent tout particulièrement puisqu’il naît en 1881 à Nagyszentmiklós, une ville hongroise qui à l’époque faisait partie de l’empire autrichien. Après être devenue serbe en 1917, la ville devient roumaine en 1919 et prend le nom de Sânnicolau Mare (la transcription de Nagyszentmiklós).
Le terme de « Musique Hongroise » révèle d’ailleurs une certaine confusion quant à ses origines. Ainsi, la « Musique Hongroise » de Béla Bartók n’est pas génétiquement identique à celle de Franz Liszt, ce dernier adoptant dans ses œuvres virtuoses comme les « Rhapsodies Hongroises » un langage plus tzigane que hongrois. A l’oreille, la musique tzigane est plus vive et séductrice, idéale pour interpréter des œuvres éblouissantes et virtuoses. Leur côté séducteur et étourdissant est capable de conquérir immédiatement un public en mal de sensations et de « couleurs locales ». Pendant longtemps, et pour un large public, les musiques tzigane et hongroise seront confondues par le truchement des œuvres de Liszt (Fantaisie hongroise, Rhapsodies hongroises) et de Brahms (Danses hongroises).
A ses racines magyares, Béla Bartók intègre à son langage tout l’héritage qu’il a reçu de la musique occidentale, lors de ses solides études de piano et de composition à l’Académie de Musique de Budapest. Si Bartók était un grand admirateur de la musique romantique occidentale (alors incarnée alors par Liszt, Schumann, Brahms ou Richard Strauss), il connaissait aussi parfaitement tout le répertoire baroque et classique. Il laissera d’ailleurs plusieurs témoignages de ses découvertes en la matière avec ses transcriptions pour piano d’œuvres baroques italiennes (Rossi, Frescobaldi, Della Ciaia, Marcello et Zipoli). Béla Bartók étant aussi un immense pianiste, il donnera tout au long de sa vie de nombreux concerts où il interprétera tout le répertoire allant de la musique baroque à la musique du vingtième siècle, comprenant ses propres œuvres qu’il jouera très fréquemment en public. A onze ans, il interprétait déjà en concert l’allegro de la Sonate Waldstein de Beethoven. En outre, pendant vingt-sept ans, de 1907 à 1934, il enseignera à l’académie royale de Budapest (devenue Académie Franz Liszt de Budapest) et formera à la musique occidentale toute une génération d’immenses musiciens hongrois tels Ferenc Fricsay, Georg Solti, György Sándor, Antal Dorati, Lili Kraus etc.
Enfin, dans son langage, Béla Bartók apporte une touche novatrice et personnelle très puissante en s’inspirant de ces nouveaux courants musicaux qui voient le jour un peu partout en Europe. Béla Bartók sera particulièrement sensible aux œuvres de Stravinsky, ou de Debussy mais aussi à d’autres courants musicaux comme les théories développées par la Nouvelle École de Vienne de Schönberg, Berg et Webern.
Ainsi, la musique de Béla Bartók puisera à la fois dans ses racines hongroises qui donneront l’identité à sa musique, dans ses études classiques qui définiront le cadre et la structure de sa musique et le milieu novateur ambiant lui donnera la liberté et l’imagination nécessaires pour concevoir son propre langage. A cet égard, les trois concertos pour piano sont particulièrement révélateurs de cet amalgame culturel.
Les concertos pour piano de Béla Bartók ne sont pas des œuvres de jeunesse puisque le Concerto n°1 date de 1926 alors que Bartók avait déjà quarante-cinq ans, et qu’il révisera profondément en 1929. Le Concerto n°2 verra le jour cinq ans après (1930/31), et le troisième concerto écrit en 1945, sera sa dernière œuvre achevée (même s’il meurt avant de terminer intégralement l’orchestration du dernier mouvement, les dix-sept dernières mesures ayant été orchestrées par son élève Tibor Serly, en respectant scrupuleusement les instructions laissées par le compositeur). Si les trois concertos sont des œuvres tardives, Béla Bartók avait déjà composé dans sa jeunesse deux œuvres pour piano et orchestre dans un style plus lisztien : La Rhapsodie opus 1 (composée en 1904 pour piano seul) dans sa version concertante date de 1909 et le Scherzo opus 2 composé en janvier 1905. Le genre concertant intéressera beaucoup Bartók puisqu’il composera aussi (avec des réussites diverses), deux concertos pour violon, deux rhapsodies pour violon et orchestre, un concerto pour alto et un concerto pour deux pianos et percussions (d’après la sonate pour deux pianos et percussions).
Les trois concertos pour piano témoignent de l’évolution stylistique de Béla Bartók dans sa maturité, et aussi de quelques influences extérieures particulièrement perceptibles comme la musique baroque. Ces références aux musiciens anciens se retrouvent aussi chez des compositeurs de sa génération comme Debussy se référant aux clavecinistes du 18ème siècle, comme dans l’Hommage à Rameau, ou Stravinsky dans sa phase néo-classique où il évoque Pergolèse.
Avant l’émergence de cette nouvelle phase créatrice débutant en 1926 par des œuvres pour piano seul comme sa sonate pour piano, « En Plein air » ou les premiers Mikrokosmos, Béla Bartók était resté pendant presque trois ans sans composer d’œuvre notable. L’écriture de ce Concerto n°1 pour piano est donc un évènement important dans sa production et celui-ci témoigne de la double influence des compositeurs baroques, et des compositeurs modernes comme Stravinsky.
Ce Concerto n°1 a souvent été considéré comme une œuvre hermétique, baignant dans un climat tendu, abrupt et violent. Cela s’explique par son contenu particulièrement dense, et exprimé avec une grande économie de moyens. Bartók adopte ici une écriture nouvelle particulièrement resserrée et sévère, parfaitement adaptée à la rythmique percussive qui parcourt l’œuvre de bout en bout. Ici le compositeur fait côtoyer dans son langage les archétypes de la musique occidentale et les rythmes et harmonies traditionnelles, amenant inéluctablement à des confrontations rythmiques et harmoniques. Cet abord de la musique est dû aussi au climat culturel dans ces années 1920 où l’on explore de nouvelles voies et de nouveaux langages remettant en cause les fondements mêmes de la tonalité, de l’harmonie et de la rythmique. Béla Bartók utilise dans ce Concerto n°1 des formules classiques (comme le contrepoint, le canon ou la variation) et traite les thèmes mélodiques par séquences (le thème précédent servant de base au thème suivant). Ces éléments de langage rappellent l’intérêt de Bartók pour la musique baroque italienne. Ensuite Bartók fait aussi d’évidentes références au style de Stravinsky avec cette rythmique puissante et radicale cette ligne mélodique abrupte aux d’accords violents et martelés, dont les accents primitifs ne sont pas sans rappeler les sonorités primales du Sacre du Printemps.
Composé au tout début des années 1930, le Concerto n°2 voit le jour cinq ans après le premier. Dans cette œuvre Bartók continue à affiner et corriger son propre langage. Sans pourtant renoncer à son style, il rend ce deuxième concerto plus accessible que le premier, tant auprès des interprètes que du public. Il en atténue les contours les plus abrupts en rendant plus lisibles les différents thèmes, évoluant dans un schéma plus structuré. Ce concerto en trois mouvements adopte des formes classiques (Sonate, Rondo). Il fait aussi preuve d’une grande originalité instrumentale, et notamment dans le premier mouvement qui fait abstraction des instruments à cordes, ou dans le second mouvement (de forme « A B A ») n’utilisant aucun instrument à vent dans la section « A ». Occupant la position centrale, le magnifique mouvement lent jouit d’une grande expressivité. Il est encadré par les deux mouvements extrêmes qui utilisent un matériau mélodique commun. Le premier mouvement, d’une grande richesse thématique fait à nouveau allusion à Stravinsky (avec une citation dans le premier thème de l’Oiseau de Feu). Le troisième mouvement de forme Rondo a la particularité d’entrecouper le thème principal par deux thèmes empruntés au premier mouvement.
Au niveau du style, le troisième et dernier concerto est sensiblement différent des deux premiers. Béla Bartók est alors dans l’ultime période de sa vie, il est rongé par une leucémie, et se retrouve exilé aux Etats-Unis après avoir fui une Hongrie gangrénée par l’idéologie nazie. En 1909 Béla Bartók avait épousé en secondes noces Ditta Pásztory, une élève de vingt-deux ans sa cadette. Lors de leur arrivée aux USA, faute de concerts la carrière de pianiste de Ditta Pásztory fut quasiment anéantie. Béla Bartók consacre ses dernières forces à composer son troisième concerto qu’il dédie à sa femme, en souhaitant que cette œuvre lui assurera son avenir financier. Pour rendre ce concerto plus accessible et séduisant, Béla Bartók utilise cette fois un langage moins rigide que dans les deux premiers concertos. La rythmique y est nettement moins radicale et l’œuvre demande une technique moins éprouvante pour le soliste. Sans pour autant renoncer à son propre langage si caractéristique, le discours est moins percussif et plus mélodique. Bartók en revient à une sorte de post-romantisme personnel où il abandonne l’emploi des ostinatos, des dissonances et des violents accords répétés, au profit d’harmonies apaisant l’auditeur tout en attirant son oreille par un flot d’arpèges fluides, d’accords délicats baignant dans une tonalité plus stable. Bartók arrive ici à créer un monde sonore d’une très grande richesse et jusqu’alors, tout à fait inédit. Si ce concerto réduit sensiblement la puissante énergie des deux premiers concertos, il fait aussi preuve d’une extraordinaire imagination au niveau des sonorités et des timbres des instruments de l’orchestre qu’il marie avec le plus grand raffinement à ceux du piano. Il en ressort une grande sérénité ce qui n’exclut pas de grands contrastes et notamment entre le second mouvement très recueilli « Adagio religioso » (curieux intitulé pour un athée convaincu), et le dernier mouvement d’une grande vitalité, qui est un véritable feu d’artifice sonore.
La discographie des concertos pour piano de Bartók dispose de magnifiques enregistrements, où les versions hongroises sont les plus nombreuses. Parmi les plus marquantes, on retiendra la version historique de Géza Anda et de Ferenc Fricsay, mais aussi celles de György Sandor (élève de Bartók,) et Adam Fischer, de Zoltan Kocsis et d’András Schiff, tous deux accompagnées par Ivan Fischer, la récente version de Pierre-Laurent Aimard et d’Esa-Pekka Salonen. En dehors des intégrales, il existe aussi de magnifiques versions par Krystian Zimerman et Pierre Boulez (1), Leif Ove Andsnes et Pierre Boulez (2), et Dezsö Ranki, Annie Fischer et Hélène Grimaud (3), et bien entendu, la magistrale et incandescente version des deux premiers concertos par Maurizio Pollini et Claudio Abbado (un must !). On trouve aussi des enregistrements moins courus, presque des curiosités historiques effectués par de grands pianistes ne fréquentant les concertos de Bartók, qu’avec parcimonie comme Rudolf Serkin avec George Szell, Alfred Brendel et Bruno Maderna pour le premier, György Cziffra avec Mario Rossi et Sviatoslav Richter et Lorin Maazel pour le deuxième, Dinu Lipatti et Paul Sacher ainsi que Martha Argerich et Charles Dutoit pour le troisième.
Cette nouvelle intégrale sans avoir de racines hongroises est d’excellente facture. Le jeu flamboyant et très contrôlé de Tzimon Barto fait merveille pour donner à cette musique une légère flexibilité rythmique, ce qui atténue l’aridité du discours, au risque d’être parfois à contre-courant des usages. Cette option interprétative permet cependant de ressentir la puissante et vivifiante énergie de ces œuvres trop souvent réduites à une violence déployée de façon caricaturale et totalement injustifiée. Les interprètes adoptent des tempi plutôt modérés, qui n’altèrent nullement le style trépidant et frénétique voulu par Bartók, mais permettent de gagner une expressivité bienvenue. Christoph Eschenbach exploite toutes les ressources d’un Deutsches Symphonie-Orchester Berlin de grande classe et particulièrement réactif au dialogue avec ce soliste impérial. Les sonorités de l’orchestre ressortent ici de manière admirable grâce au soyeux des cordes qui se mêlent aux sonorités âpres et précises des cuivres et des percussions. Si les deux premiers concertos ont été enregistrés en studio, le Concerto n°3 a été capté lors d’un concert berlinois. Il semblerait que la présence du public ait sublimé l’inspiration des musiciens qui interprètent cet ultime opus avec un lyrisme décuplé.
Notes : Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean-Noël Régnier