Les voix aiguës masculines

par Claire Aubry

Quel enregistrement, quelle prestation du répertoire baroque ne porte-t-il pas en son sein la trace vocale du haute-contre ?

Il suffit de considérer l'évolution du public face au phénomène haute-contre pour se rendre compte qu'aujourd'hui rares sont ceux encore étonnés par de telles voix. Il est loin le temps où Alfred Deller devait s'afficher avec femme et enfants pour prouver une virilité compatible avec l'aigu de sa voix. En parlant d'un Bowman, d'un Lesne ou Lee Ragin, il est vrai qu'on cite déjà les noms d'une troisième génération. Alors phénomène de mode ou option déterminée par une démarche musicologique sur les répertoires du passé?

Il est clair que l'étude des traités a fait concevoir voix et instruments sous un nouveau jour et a permis à d'autres perspectives sonores de s'inscrire dans notre contexte musical où les empreintes du XIXe siècle étaient encore fraîches. Il suffit d'entendre les enregistrements d'oeuvres baroques qui sont apparus après la deuxième guerre pour se rendre compte que l'arsenal romantique des orchestres imposants et des voix pathétiques était encore bien en place. Les premières découvertes d'écrits sur la vocalité baroque ont laissé entrevoir qu'il avait existé un idéal sonore différent. Avec l'existence des castrats et du même fait du répertoire qui leur était consacré, notre époque se devait de trouver une alternative d'interprétation.

Oeuvres taillées sur mesure pour des chanteurs aux pouvoirs désormais inconnus, ces Cantates ou Arie présentent des caractéristiques redoutables sur le plan de la respiration -ne dit-on pas que le célèbre Farinelli dont on nous a tant parlé voici quelque temps, pouvait enchaîner 150 notes d'un seul souffle?- et de la tessiture, une voix d'enfant gardée intacte par l'opération chirurgicale qui le rend eunuque puis, renforcée par tout un acquis esthétique et technique. Trois octaves déployées et en place, de la virtuosité, une tenue de souffle impeccable, maîtrise du timbre et expressivité: voilà bien des attributs à faire pâlir d'envie ou de frayeur plus d'un chanteur rompu aux techniques traditionnelles dictées par le romantisme. Si le haute-contre semble apporter une réponse à ces questions d'interprétation -un souffle plus généreux que celui d'un alto féminin, un timbre sans doute plus proche- il reste néanmoins que les tessitures aiguës des oeuvres pour castrats plus souvent sopranistes que contraltistes sont toujours inaccessibles au registre du haute-contre dont l'étendue vocale est comparable à celle de l'alto.

Quel fantasme a poussé les compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles à créer ces interprètes et leur langage dans une dimension mi-homme, mi-femme puis avec l'aura dont on les a entourés, mi-dieu?

L'institution des castrats a souvent été mise en rapport avec l'interdiction du milieu ecclésiastique de laisser les femmes prendre part à la disipline vocale dans les églises. Deux arguments viennent cependant affaiblir cette explication. D'une part, par le fait même que le nombre de castrats ait été tout aussi important à Naples -royaume laïque- que dans les Etats Pontificaux. D'autre part, chronologiquement, on voit apparaître les premiers castrats sur les scènes lyriques trois-quart de siècle avant que la bulle papale d'Innocent XI en 1676 n'interdise les femmes sur scène -et encore, elles ne sont interdites que sur les scènes pontificales.

Au fil des découvertes, les conceptions de l'univers vocal baroque se précisent sans pouvoir toutefois affirmer que tout mystère est enfin dévoilé puisque finalement les témoignages connus ne figurent que sur papier et que nos oreilles, elles, souffrent toujours du silence qu'impose le passé. La seule permission accordée par certaines révélations de l'Histoire à notre temps est de nous permettre d'envisager l'institution des castrats non plus comme un unique phénomène artistique qui dévoile une pensée esthétique propre mais désormais comme le reflet d'un mode de fonctionnement d'une société.
Claire Aubry

Contre-ténor, Haute-Contre... Le débat est ouvert... 

par Jean-Marie Marchal

Depuis qu'Alfred Deller a amorcé la renaissance de l'alto masculin en tant que voix soliste, le contre-ténor a retrouvé une place importante dans la vie musicale de notre époque. Pour autant, ce retour logique et sympathique ne s'est pas opéré sans soulever certains débats ayant trait aux caractéristiques vocales des voix aiguës masculines utilisées dans la musique ancienne, avec en corollaire l'emploi de diverses appellations plus ou moins contrôlées qui, parfois, laissent perplexes les mélomanes.

Commençons par mettre de côté les castrats contraltos. N'ayant pu conserver leur intégrité physique, ceux-ci étaient pour ainsi dire hors concours. Les plus célèbres des ces castrats contraltos (tels Senesino et Guadagni) étaient renommés pour leur voix de poitrine puissante, combinée à un falsetto (ou voix de tête) sonore. Les falsettistes, quant à eux, utilisent encore aujourd'hui exclusivement la voix de tête, même pour les notes les plus graves de leur registre. Leur terrain de prédilection est la musique chorale de la Renaissance. C'est en effet avec une réelle aisance que la voix souple, lisse et limpide des falsettistes sert les idéaux sonores de la musique de l'époque. Respectueuse de l'enseignement de Deller, l'école anglaise actuelle des contre-ténors accorde toujours une place prépondérante sinon exclusive à la voix de fausset, n' accordant que de parcimonieuses dérogations au moment d'aborder le grave du registre, où le mixage avec la voix de poitrine est toléré. Mais le contre-ténor anglais des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, tout comme ses collègues l'altus allemand et le contralto ou alto naturale italien utilisaient-ils les mêmes dosages? Dès l'avènement du baroque en tout cas, il semble que la tendance à mixer davantage voix de poitrine et voix de tête sur une part importante, voire sur l'ensemble de la tessiture se soit considérablement développée, dans le but d'offrir à l'alto masculin de plus larges possibilités de caractérisation vocale. Associant dès lors un fausset sonore à une voix de poitrine masculine, le contre-ténor de l'époque a pu faire son entrée à l'opéra, où il pouvait à l'occasion ambitionner de remplacer tout à fait valablement un castrat contralto.

Plus controversé est le haute-contre français, que certains spécialistes considèrent comme un équivalent du contre-ténor, alors que d'autres y voient un ténor aigu qui n'utilise le fausset qu’en de rares exceptions, dans le haut de sa tessiture. Contre-ténor et haute-contre seraient donc deux voix différentes, proches par leur registre mais éloignées par leur texture. Entre ces deux possibilités, les Français semblent avoir fait leur choix, car ils aiment particulièrement la couleur originale de ces pupitres de hautes-contre corsés et lumineux qui préservent le plus haut possible leur voxplena, avec l'aide opportune d'un diapason abaissé à 392 Hz. Dans cette matière complexe, nul n'a pu imposer intégralement et définitivement son point de vue. Il reste ici une part de mystère qui laisse le débat ouvert, offrant par la même occasion à tous les interprètes la possibilité de chercher leur propre voie (ou voix) en de subtils dosages qui correspondent à leur personnalité. Il n'est que d'entendre successivement les altos tout en contrastes de Rogers Covey-Crump, de Michael Chance, de René Jacobs et de Derek Lee Ragin pour apprécier cette formidable diversité. Et la diversité, c'est la vie!
Jean-Marie Marchal

Les Âges de la Voix