L'héroïsme subversif du Cid

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© Agathe Poupeney/Opéra National de Paris

L'héroïsme, le respect filial et la noblesse de cœur seraient-ils périmés ? Les renvoyer au rayon des vieilleries ou du pompiérisme, c'est bien peu écouter ce que dévoilent ce livret et cette musique changeante comme une eau troublée ! Le seigneur de la guerre, Rodrigo Diaz de Vivar célébré dès 1207 -« El Cantar de mio Cid » puis par Lope de Vega, Guillén de Castro -« Les enfances du Cid » (1618) et notre Pierre Corneille -« Le Cid » (1637), serait-il donc si subversif qu'il faille le dénigrer préventivement ?
C'est qu'en effet, le personnage se révèle plus complexe qu'il n'y paraît. Il incarne certes, la beauté (image inoubliable de Gérard Philippe), le courage, la loyauté, le triomphe de la catholicité sur les invasions maures, mais il est tout autant victime de pouvoirs imbéciles : « Que de maux et de pleurs... nous coûteront nos pères ! » chantent en cœur les deux jeunes héros (Acte III). Car le sujet, c'est aussi et surtout le crime des pères. Pères-rois, arrivistes, orgueilleux, avides de pouvoirs, monstrueusement égoïstes. Là réside sans doute la pire subversion de l’œuvre, la plus insoutenable. En revanche, ces équivoques furent pour Massenet qui n'aimait rien tant que les ambiguïtés et autres réminiscences, une puissante source d'inspiration. Entre Manon  et  Werther , sa partition prend acte du bouleversement wagnérien, se souvient du grand opéra romantique tout en se jouant de ses rivaux. Il se place dans la lignée d'Halévy dont La Juive  marque le début des pères criminels qui trouveront leur accomplissement chez Verdi.
La mise en scène de Charles Roubaud réalisée en 2011 pour Marseille, situe l'action en Espagne dans les années pré-fascistes de Franco. Monolithique, Art Déco, elle ne cherche pas à épouser les ambiguïtés des caractères, encore moins les méandres de la musique, mais sans leur nuire -ce qui est déjà beaucoup, et avec un appréciable souci de qualité. Si l'on se réfère aux distributions de l'époque de la création, le 30 novembre 1885, on constate que Jean de Reské, Rose Caron, Lucienne Bréval ou Félia Litvine se partageaient alors entre grand opéra français et répertoire wagnérien. Toutefois, les archaïsmes dont joue le compositeur -le personnage de l'Infante, déesse-fée angélique ou celui du roi, tout droit sortis de l'Olympe du théâtre baroque- inclinent, pour ce qui est des voix, à un mélange entre l'ampleur du chant wagnérien-verdien et l'école de chant belcantiste méthode Garcia-Rossini. Ainsi de Chimène, femme sacrificielle dans un monde d'hommes, incarnée par Sonia Ganassi qui s'est précisément illustrée dans le répertoire rossinien. Elle en a le galbe, sait toucher et émouvoir. Toute de rose vêtue, Annick Massis (l'Infante) accomplit des prodiges de nuances en un chant étincelant habilement conduit.
Quel plaisir d'entendre tous les chanteurs « lâcher les chevaux » y joignant « la grâce et la légèreté » chers à Roberto Alagna. Qualités qu'il défend depuis plus de 15 ans, notamment dans son enregistrement d'Airs français qui comportait déjà « Ô souverain, ô juge, ô père ». Pour sa première apparition sur la scène de l'Opéra Garnier, curieusement costumé en caporal de Fort Apache auquel ne manquerait que Rintintin, il se révèle admirable de diction, de phrasé, de sensibilité -« Ô jours de première tendresse » (acte III), comme dans l'élégiaque prière du septième tableau- mais parvient aussi à assurer les passages héroïques qui le mettent plus en danger. C'est qu'il a fort à faire face à des chœurs militaires d'une remarquable cohésion, face au déferlement des vagues sonores et aux non moins excellents interprètes des rôles masculins. Transcendant Don Diège (Paul Gay), noble roi (Nicolas Cavalier) et Comte de Gormas arrogant à souhait (Laurent Alvaro). En « voix céleste de saint Jacques » Francis Dudziak est trahi par une sonorisation déficiente. Homme-Protée, Michel Plasson, domine ses troupes avec une jubilation de jeune homme, domptant l’éclat des cuivres, faisant sourdre des nappes de sonorités gonflées de tendresse, de pressentiments, de vaporeuses réminiscences et de brusques accès de nostalgie si caractéristiques de Massenet. Sous les accents martiaux qu'il se plaît à faire sonner, il laisse entendre le déchirement du bonheur enfui pour qui est sensible aux émotions latentes, au charme paradoxal de « cette obscure clarté qui tombe des étoiles » -vers de Corneille qui n'est pas dans le livret d'opéra mais tout entier dans la musique.
D'ailleurs le public, lui, ne s'y trompe pas, cette 154e représentation et les suivantes ont été prises d'assaut. Si la dernière production du Cid sur cette même scène date de presqu'un siècle, l’œuvre a souvent été donnée en province, à l'étranger et ses airs popularisés aussi bien par Placido Domingo que Maria Callas. Les coupures, dans l'ensemble, ressortent des traditions scéniques. La suppression des ballets et de la Rhapsodie mauresque est regrettable même si deux numéros en sont joués rideau baissé ; regrettable également la lenteur des changements de décors. Retransmission prévue en direct sur France musique, le 18 avril.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National de Paris Garnier, 27 mars 2015 

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