Messiaen et Murail, réunis autour du Quatuor pour la fin du Temps

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Olivier Messiaen (1908-1992) : Quatuor pour la fin du Temps. Tristan Murail (°1947) : Stalag VIIIA. Het Collectief. 2021/22. Notice en français, en anglais et en néerlandais. 60’ 53’’. Alpha 1048.

Le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen s’inscrit dans un contexte historique particulier. Il a été composé pendant la captivité du compositeur en Silésie, à Görlitz, située sur l’actuelle frontière germano-polonaise. Dans cette cité au bord de la rivière Neisse, les Allemands avaient installé un vaste camp de plusieurs milliers de prisonniers, le Stalag VIIIA (aujourd’hui en Pologne), où fut interné Messiaen en juin 1940, après avoir été enfermé temporairement le mois précédent à Nancy. À Görlitz, Messiaen retrouve des compagnons, le violoncelliste Etienne Pasquier (1905-1997) et le clarinettiste Henri Akoka (1912-1976), pour lequel il avait écrit à Nancy une pièce pour clarinette solo (Abîme des oiseaux) qui allait être insérée dans le futur quatuor. Le commandant du camp, un mélomane, facilite le travail du compositeur, fournissant papier réglé, crayons et gommes à ce doux musicien jugé, à juste titre d’ailleurs, parfaitement inoffensif. (Harry Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, Fayard, 2008, p. 319). 

L’œuvre est créée le 15 janvier 1941, dans le froid glacial d’une baraque où sont réunis un demi-millier de prisonniers. À Pasquier, Akoka et Messiaen, qui jouent sur des instruments « cassés » (précision du compositeur), s’est joint le violoniste Jean Le Bourlaire, qui est aussi comédien (1913-1999). Messiaen fait précéder l’interprétation d’un exposé sur l’Apocalypse de Saint-Jean, dont une citation (10, 1-7) figure en tête de la partition. Il y est question d’un ange plein de force, descendant du ciel, revêtu d’une nuée, ayant un arc-en-ciel sur la tête, qui proclame que le mystère de Dieu se consommera lorsqu’il n’y aura plus de Temps. La portée spirituelle et théologique du projet aboutit à un travail sur le rythme qui est, dit Messiaen, par essence, changement et division (o.c. p. 320). L’évocation de chants d’oiseaux, si chers au compositeur, est présente, participant à l’inspiration.

Le Quatuor pour la fin du Temps se compose de huit mouvements, au sein desquels les effectifs, violon, violoncelle, clarinette et piano, inhabituels pour le genre, sont variés. On notera que les mouvements I, II, VII et VIII sont des pages originales, les autres étant des arrangements de pièces antérieures. L’ensemble du quatuor n’intervient qu’au numéro I et VI, et partiellement aux II et VII. On trouve des duos violoncelle/piano ou violon/piano aux V, puis au VIII, un trio (sans piano) au IV, et le solo déjà évoqué au III, sublime moment réservé à la clarinette. Le langage est globalement tonal, avec des jaillissements et des passages d’intense douceur, mais aussi avec des allusions au cataclysme suggéré par l’Apocalypse, lorsque, au numéro VI, la Danse de la fureur, pour les sept trompettes réunit les quatre solistes dans une étude de rythme. La profonde ferveur religieuse du musicien s’achève par la Louange à l’Immortalité de Jésus, dont l’Éternité a déjà été proclamée de façon mélodiquement majestueuse dans le V par le violoncelle et le piano. Pour le final, c’est le violon, qu’accompagne le piano par de simples accords, qui entame son ascension vers la lumière et un message d’amour. En temps de guerre, l’œuvre est un symbole à forte composante émotionnelle.

En tête du présent album figure le Stalag VIIIA, composé en 2018 par un élève de Messiaen, Tristan Murail, et conçu par ce fondateur et théoricien de la musique spectrale, comme une introduction au quatuor de son professeur. Le musicologue Jan Christiaens écrit dans la notice que Murail lui emprunte certains accords, qui reviennent comme un leitmotiv jusqu’à ce que, à la fin, ils s’intègrent sans heurt aux premières mesures de l’œuvre de Messiaen. Ici, la désolation du lieu d’internement et les rigueurs d’un hiver terrible sont représentées par des sonorités sinistres et des couleurs presque figées. Ce n’est pas pour rien que l’indication Glacé, sombre s’annonce au début de cette pièce.

L’ensemble de chambre belge Het Collectief, fondé en 1998 à Bruxelles, a déjà gravé, pour Alpha, un émouvant Das Lied von der Erde de Mahler avec Lucile Richardot, Yves Saelens et Reinbert de Leeuw, quelques semaines avant la disparition de ce dernier, survenue au début de 2020, du Janáček avec le même de Leeuw et le Collegium Vocale Gent en 2015, et des transcriptions de Schönberg et Berg, sous l’intitulé Transfigurations (lire l’entretien avec Pierre Jean Tribot et l’article de ce dernier du 8 mars 2023). L’interprétation est remarquable. Alors que le Quatuor a été enregistré en janvier 2021 à Anvers, dans la salle de Singel, la page de Murail l’a été en novembre 2022 au Bijloke de Gand. Cette longue période écoulée et les captations en deux lieux n’entravent en rien la continuité imaginée par le compositeur de Stalag VIIIA, concrétisée par ce disque, le prélude à l’œuvre de Messiaen semblant couler de source, avec les caractéristiques énoncées plus avant. Quant au Quatuor, il révèle une hauteur de vues et un sobre dépouillement qui dévoilent avec intensité et virtuosité les intentions de la partition. La clarinette de Julien Hervé est d’une éloquence absolue dans l’espoir qui anime l’Abîme des oiseaux, le violon de Wibert Aerts se révèle subtil dans ses interventions, avec un final en pleine lumière. Quant au violoncelle de Martijn Vinck, il est nuancé au possible, en particulier dans la Louange à l’éternité de Jésus. Le piano de Thomas Dieltjens est toujours en situation. Lorsque Het Collectief se lance dans la Danse de la fureur, on mesure l’homogénéité que l’ensemble atteint en distillant savamment le rythme prévu par Messiaen.

On conserve bien sûr le souvenir, pour sa valeur de document historique, de la version ancienne que le compositeur enregistra pour Musidisc en 1956 avec les frères Pasquier, Etienne et Jean, et André Vacellier, qui avait remplacé Henri Akoka lorsque l’œuvre fut donnée à Paris après le retour du camp en 1941, et de celle que donna Régis Pasquier, le neveu d’Etienne, avec trois autres partenaires, dont Jacques di Donato à la clarinette (Arion, 1978). La version choisie pour l’Édition Messiaen (un coffret Warner de 18 CD, 2005) rassemblait Huguette Fernandez au violon, Guy Deplus à la clarinette, Jacques Nietz au violoncelle et Marie-Madeleine Petit au piano, dans une belle gravure de 1963. D’autres versions ont montré leurs qualités ; on citera celle qui a réuni Gil Shaham, Myung-Whun Chung, Jian Wang et un brillant Paul Meyer (DG, 2001), celle du Trio Wanderer avec Pascal Moraguès (Harmonia Mundi, 2008), ou celles, plus récentes, de Martin Fröst, Lucien Debargue, Janine Jansen et Torleif Thedéen (Sony, 2017), ou du Trio Messiaen avec Raphaël Sévère (Mirare, 2018). Celle que nous propose Het Collectief fera date, non seulement pour sa cohésion, mais aussi pour ce poignant diptyque Murail/Messiaen.

Son : 9  Notice : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 
 

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