Musica, les sons du monde

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Je ne connais Strasbourg que superficiellement et y loger trois nuits à deux pas de la cathédrale Notre-Dame ne va pas m’aider à approfondir mes pérégrinations (l’une ou l’autre flammeküche, bien sûr – et le halo de graillon qui imprègne les vêtements, les cheveux et la ville en général –, une bière de-ci de-là, le pavage imprécis de ses ruelles médiévales bordées de maisons à colombages, les conversations où l’alsacien – le natif – et l’allemand – le touriste – côtoient le français) sauf en ce qui concerne ses églises, nombreuses et dédiées ces jours-ci à la musique contemporaine (un hasard de mon choix de programme), enlevées quelques heures à leurs activités habituelles pour la 43ème édition du Festival Musica, qui s’étend sur deux semaines et demie – sur lesquelles je prélève un week-end prolongé.

Des harmonicas et une étoile

Ma première incursion plonge dans la prospective Québec / Canada (une autre est consacrée à la Pologne, tandis que le jeune public se voit doté d’un mini musica spécifique et que Mulhouse accueille le week-end de clôture) que démarre HANATSUmiroir (un projet alsacien à géométrie variable – et élargi autour de la musique – fondé par la flûtiste Ayako Okubo et le percussionniste Olivier Maurel) avec deux pièces de Nicole Lizée, compositrice canadienne aux racines éparses (la culture vidéo – les jeux, MTV – et la rave, le DJing, le cinéma des années 1960, les bugs des vieilles machines modernes…) : Ouijist reflète cette sur-hybridation, au point que l’éclatement des points de repère tient lieu de ligne de conduite – les éléments sonores se surimposent de façon à déstructurer la compréhension des relations qu’ils pourraient entretenir entre eux ; Colliding Galaxies poursuit la logique de déséquilibre, mêlant souffles et frottements de papiers, clap hands aux instruments, le tout suspendu à la projection en arrière-plan d’images en mouvement, abstraites ou déformées, de la partition ou de l’astronaute en rotation dans l’espace Kubrickien (HAL est toujours aussi inquiétant) – des deux œuvres, je penche pour la seconde, mais, à défaut d’une conviction franche, être décontenancé est un incitant à réécouter, approfondir, exercer sa curiosité.

La pièce qui me subjugue lors de ce premier concert est le fruit du travail de Tristan Perich, artiste new-yorkais à l’attention attirée par la beauté mathématique du simple (son premier disque de 2015, 1-Bit Symphony, expose, en cinq mouvements, une musique low-fi scintillante créée sur une seule puce électronique) : Reflections of a bright object mobilise cinq harmonicistes (et bien plus d’harmonicas – dont certains de taille impressionnante –, justifiant la présence de Hohner parmi les sponsors du concert), plusieurs éventails de six petits haut-parleurs nus pour la 1-bit électronique gérée par le compositeur et enveloppe l’auditeur de mini-pulsations astucieusement emboîtées, une vague continue que nourrissent les souffles des instrumentistes et à laquelle se mêlent, de façon subsidiaire, des sonorités pop vintage de machines désuètes (à la manière du Pocket Calculator de Kraftwerk) – Perich enrichit avec à-propos l’univers de la musique répétitive américaine tout en donnant une visibilité étonnante à un instrument plus souvent dans la poche de poitrine qu’à l’avant-scène.

Les jambes guillerettes, je passe du plateau scénique de la Manufacture (de tabac) à l’Eglise (réformée) Saint-Paul, au confluent de l'Aar et de l'Ill (on se croirait dans une grille de mots croisés), nourri de ma première expérience (lors des Rainy Days de 2022, à la Philharmonie de Luxembourg) du Noir de l’étoile de Gérard Grisey et piqué d’en entendre le rendu dans cette grande et fraîche bâtisse où les six pupitres de percussions (peaux, bois, métaux – à l’exclusion des claviers) sont répartis, quatre au rez, deux à l’étage, cernant le public, nombreux, attentif à se fourrer des bouchons dans les oreilles, précaution nécessaire face à la puissance de frappe des Percussions de Strasbourg, dont les six instrumentistes jouent à domicile, rattrapés par autant de leurs collègues canadiens de Sixtrum (anciennement McGill Percussion Ensemble) pour une version inédite du dernier mouvement de l’œuvre. « Le ciel est un espace de bruit, de rythme et de violence. », dit l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans ce qui devient la Présentation du Noir de l’étoile, « Pulsar. Puls-Ar. Etoile pulsante, étoile dense, toupie magnétique… », dit aujourd’hui Kumiko Kotera, directrice de l’Institut d’astrophysique de Paris, qui donne son texte, poétique et scandé, à entendre (la bande magnétique se charge aussi des signaux astronomiques) avant que ne se déploient baguettes, maillets et mailloches pour parler, haut et fort, de ces résidus d’étoiles mortes peuplant l’univers : les sons tournent, s’accélèrent, ralentissent, marquent des arrêts brutaux, repartent avec autant de rudesse – je sors de là étourdi et ravi, perché sur un pulsar, infiniment plus haut qu’un nuage.

La fragilité et l’érosion

Le lendemain, samedi, je retrouve, cette fois à l’Eglise protestante Saint-Pierre-Le-Vieux (le lieu de l’association NooToos, un environnement contributif ouvert aux projets), les montréalais du Quatuor (à cordes) Bozzini – vus il y a peu à Utrecht – rejoints par les saxophones suisses du Konus Quartett, pour la pièce de leur compatriote Jürg Frey (le monsieur bien éveillé assis à ma gauche, au regard acéré et préoccupé) : le titre, Continuité, fragilité, résonance, décrit l’atmosphère de sous-bois ombragé, feutré, au travers duquel apparaissent les timbres, lents et amples, de derrière un arbre légèrement plus épais que les autres, puis se replient, aussi discrètement qu’ils sont venus, comme à la faveur d’une distraction de l’auditeur, un de ces moments où la porte s’entrouvre et où les uns s’échappent à l’entrée des autres. Par ses glissements à peine perceptibles, ses échappées sans frottements, son écoulement sans renflement, sa douceur sans ballonnement, la musique de Jürg Frey m’évoque celle, démunie de sa voix rugueuse, du Jesus Blood Never Failed Me Yet de Gavin Bryars, me fait penser à ces vêtements que les fabricants s’acharnent, afin d’ôter pour l’œil inquisiteur toute aspérité, à fabriquer sans couture – la chose est fragile, le temps se suspend, la combinaison des cordes et des saxophones tinte finement aux oreilles.

Dans l’après-midi, au même endroit, cette fois équipé d’un rang de fauteuils de plage en plus des coussins et des chaises, prend place le projet Songs of erosion, une idée de la violoniste Clara Levy et de l’altiste Victor Guaita, inspirée des Cantigas de Santa Maria, recueil en galaïco-portugais de la fin du 13ème siècle de centaines de chansons monodiques vénérant la Vierge Marie : avec Clara de Asís au synthétiseur modulaire (un petit parallélépipède blanc piqueté de câbles roses ou bleus ou blancs – un assortiment couleur layette suranné), le duo propose une vision d’aujourd’hui sur un manuscrit d’avant-hier, sur son paysage sonore érodé par le passage de près de huit cents ans ; techniques d’écriture musicale contemporaine et processus géologiques se rejoignent dans une répétition qui façonne l’interprétation, l’écoute, la transmission – une musique enveloppante, proposée dans un format variable, adapté aux circonstances et aux collaborations (j’ai une préférence pour la première pièce).

En août dans le Quartier des spectacles de la grande ville francophone d’Amérique du Nord, depuis 26 éditions, Mutek explore ce qui fait la nouveauté dans les musiques électroniques et les arts numériques ; à Musica, le festival montréalais décline un aperçu de sa programmation lors de deux soirées – dont celle, ambient, qui installe son matos église Saint-Paul, moment pendant lequel on bavarde un peu avec Isabelle Bozzini (la violoncelliste du quatuor éponyme) : les déplacements par-dessus l’Atlantique, la politique stricte et rigide en matière de visas qui rend les engagements en Europe paradoxalement plus faciles et plus fréquents qu’aux Etats-Unis – au Canada, entre Montréal, Toronto et Vancouver, le tour est finalement vite fait. Les cordistes, avec les percussionnistes de Sixtrum, prennent la scène avec un arrangement de Folk noir/Canadiana de Nicole Lizée – décidément, face à cette musique à la psyché éclatée, le mieux est peut-être de laisser les éléments épars se débrouiller seuls ; ce qu’ils font d’ailleurs puisque, d’une brosse à cymbale à une brosse à clavier, les haut-parleurs susurrent sans se démonter « Hey, this is my house ». J’adhère mieux à Dissolution, épaisseur sonore en construction ; de frottements en feulements, de souffles brassés (les tubes tournoyant) en chuintements orageux (les feuilles métalliques ondulantes), la pièce (Alexandre Amat pour la partie acoustique, Simon Chioini pour la partie électronique) est une immixtion entre univers acoustique et électronique qui se transforment l’un l’autre. Ange trouble difficilement visible au chevet de l’orgue, Kara-Lis Coverdale (basée à Brant, dans l’Ontario) ajoute à l’instrument une large palette synthétique et combine minimalisme et fluidité pour créer une musique onirique, sensible et contemplative – aimable et plaisante, avant de s’alourdir (les parties percussives) et, fatigue aidant, de me pousser à en suivre d’autres vers la sortie.

Les sons du monde, le monde des sons

A l’Eglise du Bouclier, de taille plus modeste et aux bancs de bois plus serrés, je retrouve le Quatuor Bozzini pour un panorama de la création musicale canadienne, que débute une pièce de Claude Vivier, l’enfant terrible (né de parents inconnus, abusé par son oncle adoptif, assassiné à 34 ans par un jeune prostitué) de la musique contemporaine du Québec : Pulau Dewata est une des œuvres écrites à son retour d’un périple oriental qui culmine avec trois mois passés à Bali, d’où il revient avec de nouvelles techniques musicales : vive, acérée, la partition distribue des coups de bec et bavarde comme une pie avide de commérages à l’épicerie du village. Avec ses chuchotements soufflés (ou ses souffles chuchotés) et ses claquements de semelles sur des plaques de bois, Hexbreakers, se pose comme la pièce de Nicole Lizée qui, on y est, me convainc : la tendresse donne ici le sens que je ne repérais pas ailleurs ; le plaisir imprègne l’écoute au fur et à mesure que le quatuor parcourt les quatre mouvements (dédiés à des oiseaux : grive solitaire, grivette à dos olive…) de Warblework, suivi par Leaving, toutes deux œuvres de Cassandra Miller, canadienne d’origine basée à Londres : la compositrice se distingue par une méthode d’écriture mêlant méditation et chant incontrôlé – par laquelle elle amplifie la qualité expressive de sa musique ; Sivunittinni, de Tanya Tagaq (compositrice née à Ikaluktutiak et chanteuse de gorge inuite), est le point culminant du programme : « les futurs », âpre, âcre, irrité et sournoisement menaçant, parle de l’anxiété qui naît chez l’humain déconnecté de la nature.

La nature, c’est ce qui a nourri Knud Viktor, Danois formé à la peinture et à la gravure à l’Académie des beaux-arts de Copenhague, ermite dans une ancienne bergerie du Luberon, ermite électrifié et équipé de micros et magnétophones pour enregistrer les émanations sonores non humaines au plus près de leurs sources : dans le nid des hiboux, dans l’herbe des cigales ou des grillons, il capte les sons (ces trois-là sont pour le peintre qu’il est comme les trois couleurs primaires), qu’il travaille ensuite pour façonner des images sonores, des portraits paysagers en ondes vibrantes. Assis ou allongé à terre, affalé dans un transat, installé sur une chaise, les yeux déconnectés sous un masque de nuit, on se surprend à prendre la vie dans le bruit de l’eau qui tombe ou coule, à guetter celui de la feuille qui se déploie, à vouloir répondre au chant du petit duc…

J’ai encore en mémoire l’acuité du jeu du Jack Quartet, vu à Donaueschingen il y a quelque temps et le quatuor new-yorkais réjouit d’une interprétation minutieuse, concentrée (malgré les sonneries répétées d’un téléphone portable) de deux œuvres de John Luther Adams, militant écologiste, compositeur (sur le tard) imprégné des espaces déroutants de calme de l’Alaska, qui ouvrent nos yeux sur le grand air, sur tout ce qu’il y a à voir, à entendre, à respirer en dehors de nos écrans envahissants : The Wind in high places, au titre évocateur, se faufile comme un serpent lent dans une chicane creusée par la pluie, Lines made by walking tournoie comme une abeille au ralenti, flirtant avec la lumière implicite d’un Arvo Pärt tintinnabulant. Le public s’y fond, et se voit récompensé d’un rappel.

Trois jours c’est peu, trois jours c’est assez pour confirmer que Musica tient sa promesse de créativité et de diversité.

Strasbourg, Manufacture et différentes églises, du 26 au 28 septembre 2025

Bernard Vincken

(Crédits photographiques : Festival Musica)

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