Olivier Korber, gargantuesque ? 

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Olivier Korber est un artiste singulier au parcours atypique. Pianiste mais également compositeur, il fait paraître, chez Arion, un album monographique avec en tête d’affiche sa partition  La journée de Gargantua » (pour orchestre de chambre avec piano) qui nous emmène vers Rabelais. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien foncièrement indépendant.   

Vous faîtes paraître un album intégralement monographique. C’est une étape dans la vie d’un artiste. Qu’est-ce que ce disque représente pour vous ? 

Cet album restera un jalon unique dans ma vie. Grâce à la confiance du label Arion Music, nous avons pu réunir quinze interprètes autour de compositions inédites, formant un programme qui traverse les multiples facettes de mon univers musical. Enregistrer toutes ces nouvelles œuvres a été une expérience paradoxale. Les micros ont permis de fixer cette musique pour la première fois, mais en même temps, le disque est l’acte de naissance de ces œuvres, prêtes à vivre leur vie hors de moi de manière tout à fait imprévisible.

Cela a d’ailleurs commencé dès le studio. Les musiciens sont tous arrivés avec une interprétation déjà aboutie, malgré l’absence de toute référence préalable. J’ai été profondément touché qu’ils se soient à ce point appropriés ces mondes. J’ai bien sûr eu l’occasion de préciser mes intentions musicales, ce qui est essentiel pour une première fixation, mais j’ai aussi été agréablement surpris par nombre de leurs initiatives que je n’aurais pas imaginées. Ce disque est donc, à mes yeux, un objet très vivant.

Cet album vous présente comme compositeur, mais vous êtes aussi un musicien au parcours singulier car vous êtes également pianiste mais vous menez une brillante carrière dans l’économie, domaine que vous avez même enseigné dans le supérieur. Qu’est ce qui vous a attiré vers la composition ? 

J’ai commencé à écrire de la musique très tôt, bien avant d’étudier, d’enseigner ou de donner des concerts.   Enfant, lorsque j’ai débuté le piano, il n’y avait pas de frontière nette entre les pièces que j’apprenais et tout ce que j’improvisais. Vers mes dix ans, je passais un temps formidable à jouer aux Lego. D’abord en suivant les notices, puis en démontant tout pour réutiliser les briques et façonner mes propres jouets, au gré de mes aventures imaginaires du moment. Cela coïncide avec le moment où, très naturellement, j’ai commencé à « m’auto-écrire » des pièces, dans le même esprit qui m’animait lorsque je me construisais des jouets.

Il s’agissait d’abord de fixer sur le papier ce qui m’excitait le plus dans mes improvisations, pour retrouver le plaisir de rejouer ce que mes doigts avaient accidentellement découvert. Comme j’étais frustré que ces moments s’interrompent trop vite, il m’a donc fallu empiler plusieurs de mes fragments notés. Ce qui impliquait de les choisir, les ordonner, et tenter de les relier. Bien sûr, j’ignorais que je commençais là à acquérir les rudiments de l’artisanat d’un compositeur.

Votre musique est décrite comme “affranchie des écoles”. Est-ce important pour vous de tracer un chemin en étant libre ? Cependant, vous avez bien au fond de vous, l’un ou l’autre compositeur ou compositrice que vous admirez particulièrement (du passé ou du présent)

Je crois que l’important est de poursuivre en soi ce qu’il y a de plus authentique. En pratique, cela exige d’éliminer tout ce qui n’est pas véritablement indispensable, et d’assumer ce que l’on aime.  J’ai l’impression d’être à la fois un chercheur d’or qui passe un fleuve au tamis, et un architecte garant de la cohérence d’une vision d’ensemble. Mais faut-il encore reconnaître les pépites, parvenir à les tailler, et découvrir leur juste agencement. Je suis en réalité l’esclave d’une boussole intérieure qui ne s’aligne, et ne me laisse en paix, que lorsque tout vibre avec justesse. 

Parmi les compositeurs du passé, c’est sans surprise à Beethoven que je me réfère le plus. Je suis de plus en plus bouleversé par l’humanité de son langage et stupéfait par la fiabilité de sa boussole, qui confère à son écriture un caractère d'inévitabilité et un équilibre qui me semblent inégalés. 

Au XXe siècle, je me sens le plus en famille auprès de Prokofiev, Ravel, Bartok, Stravinsky, Chostakovitch, Britten et Dutilleux.

Plus proche de nous, j’ai une immense admiration pour nombre d’oeuvres de Guillaume Connesson et Thomas Adès. 

Sur cet album, il y a différentes pièces dont votre partition  La journée de Gargantua  (pour orchestre de chambre avec piano). Qu’est ce qui vous attire chez Rabelais ? N’a-t-il jamais été aussi contemporain avec tant de ses personnages dont on peut trouver des copies toutes aussi caricaturales de nos jours et dans la vraie vie ? 

L’histoire de cette partition commence à un arrêt de bus. Dans l’attente, je listais des adjectifs dans mon carnet, et leur gradation m’a mené à écrire « gargantuesque ». Ce mot m’a trotté dans la tête quelques jours, jusqu’à ce que je rachète Gargantua de Rabelais, un livre qui m’avait fait forte impression à l’adolescence. 

En le relisant, j’ai été de nouveau emporté par cette fantaisie débridée, par un esprit resté étonnamment intact dans la mémoire collective du XXIe siècle. Des valeurs humanistes comme la transmission du savoir ou l’absurdité de la guerre résonnent aujourd’hui avec une force intemporelle.

Au-delà du message, c’est aussi l’invention d’un style littéraire truculent qui a marqué mon esprit. C’est cette démesure, celle du géant comme celle du langage, qui abrite la fameuse « substantifique moelle ». Dans ma musique, l’ironie n’est jamais loin non plus, côtoyant aussi bien le merveilleux que la férocité. Au fil de ces chapitres vifs et foisonnants, l’humour burlesque déborde et j’ai trouvé une source inépuisable d’inspiration pour façonner mes propres miniatures, choisissant de mettre en musique les épisodes et personnages qui continuent de me stimuler, de me questionner, et surtout, de beaucoup m’amuser. 

Cet album se concentre également sur des pièces de musique de chambre. La petite formation vous inspire-t-elle plus ? 

J’écris avec autant de plaisir pour un instrument seul, une formation de musique de chambre ou un grand orchestre. Lorsque je compose le matériau musical lui-même, la différence n’est finalement pas si grande, car la réalisation instrumentale n’intervient qu’à la toute fin de ce processus. Et parfois, une même musique peut très bien fonctionner pour différents types de formations. 

Composer pour une petite formation est toujours passionnant, car on retrouve une épure dans l’écriture qui permet de concentrer la pensée musicale au maximum. Je l’ai particulièrement éprouvé en composant mon Quatuor à cordes n°1

Il est tout aussi stimulant de travailler la couleur en n’ayant qu’un ou deux instruments, comme dans ma Sonate pour violon seul et L’Air du sommet pour piano (pour la main gauche seule). Ce type de contraintes amène souvent des solutions inédites. La couleur est  pour moi une séduction de l’oreille, et j’y succombe volontiers. Mais c’est avant tout une signalétique pour l’auditeur, et elle doit rester en priorité un outil formel.

Enfin, mon expérience du concert en tant pianiste me fait accorder une grande attention à l’ergonomie instrumentale. Que j’écrive une partie de hautbois ou de harpe, il me semble primordial que chaque musicien retrouve un certain confort, en répétition et au concert, grâce à une écriture idiomatique respectueuse des contraintes et possibilités de chaque instrument. Une petite formation permet aussi davantage de sollicitations individuelles. 

Je lis que vous êtes passionné par des enjeux de société comme l‘intelligence artificielle. En tant que compositeur, considérez-vous l’intelligence artificielle comme une menace ou une opportunité ? 

L’IA ne se contente pas de régurgiter statistiquement ce qu’elle a appris, elle est désormais capable d’associations complexes qui, vues de l’extérieur, peuvent évoquer un processus créatif. Cela soulève de profondes inquiétudes, qu’il s’agisse de l’explosion de ses capacités génératives ou du pillage de la propriété intellectuelle lors des phases d’apprentissage. 

De manière générale, je pense que nous allons vers une segmentation bien plus marquée, un peu comme dans la restauration : certains restaurants misent sur une carte estampillée « fait maison » face à la prolifération mondialisée de la restauration rapide. De même, je doute que notre rapport à l’humain donne envie à tout le monde de lire des livres ou d’écouter de la musique générés par IA. Très probablement, un label qualité du type « créé sans IA » a de beaux jours devant lui pour répondre à une demande d’authenticité. 

En tant qu’artiste créateur, c’est donc aussi paradoxalement une opportunité. Par ailleurs, l’IA me fait gagner en efficacité dans ma vie quotidienne, ce qui libère du temps créatif. Mais pour composer, je me sers d’un crayon et d’une gomme. Et cela ne changera pas. 

En Belgique, un groupe de magasins a décidé de diffuser des playlists créées par l’IA en lieu de place de vraies chansons (afin de ne pas payer de redevances). Est-ce que vous craignez un futur sans vrais compositeurs ? 

On peut le craindre sur certains segments, où cela semble déjà inévitable. Dans la musique à usage strictement commercial, on risque en effet de se passer de vrais compositeurs pour des raisons avant tout économiques. Lorsqu’une production peut obtenir un jingle ou un générique à coût nul, j’imagine que beaucoup fonceront tête baissée. 

Il est également très probable qu’un mode de production hybride se généralise dans les musiques actuelles, où l’assistance de l’IA générative sera souvent convoquée. Pour la musique dite classique, je pense que l’IA offrira certains outils pédagogiques intéressants, et que quelques compositeurs attirés par l’expérimentation tenteront de l’intégrer. Mais je ne crois pas une seconde en un monde dystopique où l’on se presserait pour écouter en concert des robots jouant des musiques produites par IA. 

Néanmoins, il me semble clair que l’IA fera face ces prochaines années à un défi structurel majeur. L’hyperinflation de ses propres contenus pourrait grandement compliquer l’entrainement des futurs modèles : lorsque les contenus produits par IA occuperont une part significative du web, elle finira par devoir se nourrir d’elle-même. Cette consanguinité des données affaiblira inévitablement sa performance, à moins qu’une nouvelle percée algorithmique ne parvienne à contourner cette difficulté. 

Dernière question à l’homme de multiples talents que vous êtes : quel sera le prochain défi ?  

Le partage de la musique est avant tout l’expérience du concert vivant. Mon prochain défi est donc de faire vivre sur scène les compositions enregistrées sur mon album, et de partir à la conquête de nouveaux publics et de nouveaux interprètes. 

Le site d'Olivier Korber : https://olivierkorber.com/fr/

  • A écouter : 

Olivier KORBER :  Gargantua et la musique de chambre. Orchestre Colonne, direction Rémi Durupt. Quatuor Magenta,  Emmanuel Coppey, violon. 1 Album Arion. 

  • Au concert : 

Concert de sortie le 16 novembre 2025 à la Salle Colonne. Spectacle jeune public : La Folle Journée de Gargantua (45' sans entracte - 10h et 11h30)

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

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