Orgia, de Héctor Parra / Pasolini ou comment exorciser une violence insoutenable

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Pasolini avait conçu son « Orgia » comme un opéra théâtral, une tragédie en six épisodes écrite en vers et créée à Turin en1968 avec des interludes musicaux signés par Ennio Morricone. En ce temps-là, il s’était approché de plusieurs tragédies grecques et avait filmé la Callas dans son inoubliable « Medée » où la grande tragédienne impactera le public et les consciences sans chanter une seule note de musique. C’est aussi la période des films « Porcile » ou « Edipo re », tous deux de grande envergure dramatique.

J’imagine mal une petite confrérie de respectables « ladys » britanniques à l’heure du thé dévidant et filant, tout en causant sur les thèmes de « Orgia ». Il faut, sans doute, avoir été victime d’une violence sociale extrêmement accablante à propos de sa « différence » (lisons homosexualité) pour arriver à ce déferlement de désespoir qui inspire un texte de grande beauté, certes, mais dont la teneur prend littéralement le spectateur aux tripes car il va rechercher son inspiration dans le tréfond des passions humaines, qu’il dissèque au scalpel de manière clinique et sans la moindre concession ou pitié. Il fait mal, il nous gifle car il nous dit ce qu’on ne voudrait jamais entendre y compris le désir d’anéantir ses propres enfants, comme un rappel moderne de la Médée d’Euripide.

Le compositeur barcelonais Héctor Parra a fait pas mal d’efforts pour obtenir les droits sur ce texte et en faire le premier opéra chanté. Formé à Barcelone auprès de David Padrós et Carles Guinovart, en Grande Bretagne chez Brian Ferneyhough et Jonathan Harvey et en Suisse chez Michael Jarrel, sa trajectoire de compositeur est remarquable : de l’IRCAM à San Francisco, à Graz ou dans divers théâtres, il en est à son huitième opéra. En 2019, Les Bienveillantes sur un livret de Händl Klaus basé sur le roman éponyme de Jonathan Littell avait été créé à l’Opera des Flandres déjà en collaboration avec Bieito.

À propos de « Orgia », Parra a déclaré à la presse : « Il n’y a pas que des atrocités : il y a de la beauté et de la tendresse. Horreur et beauté sont parfois deux faces de la même pièce de monnaie… » Et pour se mettre dans la peau de son inspirateur, il s’est rendu à Rome (comme résident à la célèbre Villa Medici) pour écrire sa musique tout en s’imprégnant des vestiges du passé gréco-romain. Il propose une partition complexe et contradictoire : une belle écriture vocale avec des envolées lyriques sans frontières mais aussi des sons entrecoupés de coups violents, saccadés -ombres et lumières frappés par un orchestre qui semble quelquefois vouloir faire jaillir du sang de ses quinze instruments plutôt que de soutenir le chant- happent un auditeur qui est incapable de s’abstraire, de ne pas se sentir complice de ce massacre des certitudes qu’enveloppe l’œuvre. J’ai vu quelques (rares) spectateurs râler ou quitter la salle et je n’y vois pas vraiment de l’indifférence envers les artistes, car ils nous avaient mis les nerfs à fleur de peau. On pourrait même parler d’un succès « mitigé » car le propos n’était sûrement pas de « plaire » ni de susciter l’applaudissement du public. Qui a pratiquement rempli la salle et écouté avec une attention toute religieuse ce sacrifice, plutôt qu’orgie, qui s’officiait sous nos yeux. Je suis cependant sûr que l’immense majorité des auditeurs respire encore le ressac de cet office de ténèbres… On a souvent qualifié le public barcelonais de conventionnel ou événementiel mais, là, il a montré une remarquable ouverture d’esprit.

Ce n’était pas à proprement parler la création de la pièce. Elle eut lieu à Bilbao l’an dernier pour l’ABAO, le producteur d’opéra local, habituellement peu enclin à l’expérimentation. Le Liceu co-produit aussi avec le Festival de Peralada en Catalogne qui affiche, en principe, plus d’ambitions créatives.

Le livret et la mise en scène sont l’œuvre de Calixto Bieito. La réputation sulfureuse et les scandales qui le précèdent n’ont pas fait obstacle à un travail soigné, plein de détails et à une dramatisation plus qu’efficace où le verbiage présent dans le texte est mis en valeur par de mouvements de farfouille presque permanents qui nous parlent de la confusion de sentiments des personnages. Un intérieur sans âme, des meubles laids et embourgeoisés nous enferment dans un huis-clos sans espoir. Des individus sans prénom : (tellement significatif…) l’Homme, la Femme, la Prostituée qui, n’arrivant pas à communiquer par le langage, cherchent à le faire à travers la violence sexuelle sadomasochiste. L’action n’arrive pas vraiment à se résoudre car toute cette violence ne peut conduire qu’à une libération par la mort, ultime arbitre de nos démons. Le souvenir du grand Pasolini est, finalement, assez présent dans ce nouveau travail de Bieito.

Du côté des solistes, il faut mettre en avant la formidable performance du soprano lituanien Aušrinė Stundytė. C’est une voix importante et absolument bien conduite. Son rôle est titanesque, elle chante pratiquement sans interruption pendant bien plus d’une heure en évoquant ces héroïnes à moitié victimes, à moitié complices, comme disait de Beauvoir : Tosca, Butterfly ou la Marie du « Wozzeck ». L’écriture vocale rappelle très souvent ces œuvres d’un passé pas si lointain. Et sa performance d’actrice égale ou même dépasse ses immenses qualités de cantatrice. Bieito peut la renverser, la traîner par terre ou lui infliger des sévices qu’elle et son personnage, toujours soumis mais toujours acolyte, continuent de montrer des émotions sans limite. Cette activité incessante n’est que le paradigme d’une absolue incommunicabilité. Son partenaire, le baryton allemand Christian Miedl est parfaitement convaincant dans ce rôle aussi sombre que complexe et rempli de contradictions : bon bourgeois conformiste suivant toutes les règles de bienséance mais que n’arrive pas à assumer la contradiction d’avoir choisi un mariage conventionnel alors que sa véritable sexualité le conduit par un chemin bien différent. Sa voix est riche et bien colorée. Sans prétendre dévaluer son mérite et son engagement émotionnel sans faille, il faut dire qu’il s’est vu un peu éclipsé par sa partenaire lituanienne.  Le soprano Jone Martínez, qui vient du Pays basque, incarne la troisième actrice/victime de ce drame, la prostituée. La voix séduit pendant que le personnage gêne, provoque. L’actrice et la cantatrice sont, donc, irréprochables. 

Finalement, le chef d’orchestre qui met en jeu tout ce tourbillon est le Français Pierre Bleuse, responsable actuel de l’Ensemble Intercontemporain. Précis et complice, je crois qu’il a servi honnêtement une partition qui a besoin de temps pour être appréhendée par l’auditeur.

Le genre opératique regorge de situations limite, de personnages poussés dans leurs derniers retranchements. Cependant, je ne crois pas avoir assisté avant celle-ci à une pièce aussi bouleversante. Il est difficile de parler de beauté ou d’esthétique devant ce panorama désolant. Déjà au premier tableau, où le protagoniste vient de se pendre et exprime des sentiments prétendument libérateurs pendant son agonie, c’est le poids de la mauvaise conscience, une forme de culpabilité collective qui s’impose. De la beauté… il y en a, certainement. Même dans ces extrêmes !

Xavier Rivera

Liceu, Barcelone, le 11 avril 2024

Crédits photographiques : © E.Moreno Esquibel

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