Partitas de Bach : Martin Helmchen, une étonnante intégrale sur piano à tangentes
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partitas no 1 en si bémol majeur, no 2 en ut mineur, no 3 en la mineur, no 4 en ré majeur, no 5 en sol majeur, no 6 en mi mineur BWV 825-830. Martin Helmchen, piano à tangentes. Livret en allemand, anglais, français. Septembre 2022, janvier 2023. 71’12’’ + 71’47’’. Alpha 994
Peut-être sourirait-on d’abord en lisant le pitch biographique dans la notice page 20. Peut-on à la fois y affirmer que la carrière de Martin Helmchen prit son envol quand il remporta le concours Clara Haskil en 2001, et qu’il « joue sur les plus grandes scènes internationales depuis des décennies » ? Ce qui n’ôte bien sûr rien à son talent. Ce double album témoigne de sa rencontre providentielle avec une facture inattendue dans ce répertoire : la découverte d’un piano à tangentes construit en 1790 par Spät & Schmal. Un instrument que Bach ne connut certes jamais mais moins anachronique qu’un Steinway de concert. « Tout ici ma conquis : les couleurs, la symbiose des caractéristiques du clavecin, du clavicorde et des anciens pianofortes, les registrations (le jeu de luth m’a entièrement séduit d’emblée) » avoue l’artiste allemand.
Le résultat captive, et convainc quasi constamment, dès la première Partita. L’alternance des registrations y varie opportunément l’intercuspidie un peu simplette, noires contre croche, des Menuets ; elle module aussi le théâtre d’une Burlesca. Quelque chose d’agacé viendra même grigner les émois de la fantasque Allemande. La brève résonance des cordes hérisse le rythme pointé de la Courante. Là où le texte manquerait de foisonnement, les tangentes mandolinent une sérénade (Sarabande), enfièvrent tel Scherzo comme un essercizi de Scarlatti. Ailleurs, ce sera la désynchronisation habilement dosée de la main gauche qui saura animer le discours (Fantaisie de la troisième Partita).
Dans l’Ouverture à la française de la quatrième, la majestueuse réverbération d’un clavecin manquera peut-être à l’oreille. La mezza-voce instillée à la ligne de chant de la longue Sarabande, préfigurant l’Empfinddamkeit, lui convient mieux que l’Aria comme frappée sur un cymbalum tendu d’élastiques. Fugato de la Sinfonia, frisures à rebrousse-poil de la Courante, ardentes piqûres du Rondeau, verve à démanché du Capriccio, et malgré une Sarabande un peu exsangue : sous les doigts de Martin Helmchen, la BWV 826 est à l’école de la rigueur.
Dans la cinquième Partita, l’agogique tortueuse, les soubresauts, l’agilité épidermique, le tempo lui-même inculqué au Preambulum, mais aussi l’anhélation de l’Allemande, l’activisme de main gauche, tout cela difficilement soutenable sur un piano moderne, attestent combien Martin Helmchen s’est approprié l’idiome et la technique réclamés par l’instrument de 1790. Lequel se plait à parcourir en pizzicato la Sarabande comme d’un luth à aubade, qui tortillera ensuite le Menuetto, avant de céder à un Passepied on ne peut plus dansant, éperonné à coup de talon. L’interprète répond enfin magistralement à l’intelligence polyphonique de la Gigue doublement fuguée.
Les angoisses du BWV 830 en mi mineur correspondent parfaitement à l’approche de Martin Helmchen. L’élan fracturé, les moulinets anxieux, les embardées de la Courante. La complexité formelle de la Sarabande, sa palpitation pré-romantique suspendue dans le précipice du cœur. L’étrange gruau d’humeurs de la Gigue à 4/2. Et surtout le dramatisme de la Toccata, qui est empoignée avec une versatile véhémence, en contraste avec de maussades ruminations : un univers torturé que ne renierait pas Carl Philipp Emanuel !
Par son étonnante option organologique se signe une approche intrinsèquement singulière. Anecdotique ou refondatrice ? Révélatrice en tout cas, et la qualité du jeu et de l’inspiration évite de se poser la question, au profit d’un Bach réveillé entre Sturm & Drang et heure galante. Au sein d’une abondante discographie, voilà une expérience à tester absolument pour qui s’intéresse à ce cycle. Un apport qu’on croirait a priori marginal mais qui fait date, –et pas seulement pour les curieux.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10