Perspective nouvelle sur le répertoire des trouvères

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Au douz tens nouvel, chansons de trouvères. Œuvres d’Étienne de Meaux (XIIIe s), Gauthier de Coincy (1177-1236), Thibaud IV de Champagne (1201-1253), Guiot de Dijon (XIIIe s), Maroie de Diergnau (XIIIe s) & anonymes. Ensemble Céladon. Clara Coutouly, soprano. Paulin Bündgen, contre-ténor, chifonie. Nolwenn Le Guern, vièle. Florent Marie, luth. Gwénaël Bihan, flûte à bec, flûte. Caroline Huynh Van Xuan, clavicytherium, organetto. Ludwin Bernaténé, percussions. Février 2024. Livret en anglais, français ; textes des chants en langue originale. 61’44’’. Ricercar RIC 465

Après deux précédentes publications chez le même éditeur (Nuits occitanes en 2020 puis Under der Linden en 2022), l’ensemble Céladon revient interroger ces lointaines époques, et s’attarde sur la monophonie en langue d’oïl. À l’instar des remarquables albums de l’ensemble Syntagma, autour de Gautier d’Épinal (Remembrance chez Challenge, juillet 2006) et des trouvères en Lorraine (Vérany, octobre 2003). Déplorant la trop rare discographie consacrée à la lyrique médiévale, –un champ qui semble marquer le pas, on accueille volontiers cette nouvelle parution.

Au programme : « fin’amor » de l’idéal chevaleresque (Chanteir m’estuet por la plus belle ; Aussi comme unicorne sui) et sa célébration de l’inaccessible dame, pastourelles et reverdies d’un ton plus léger (L’autrier quant je chevochoie ; Volez vos que je vous chant, En mai au douz tens nouvel), chansons pieuses dérivées du culte à la Vierge (Hui matin a l’ajournee tiré des Miracles de Nostre Dame). Mais aussi quatre séquences instrumentales, dont l’exécution s’instruit d’archives illustrant estampie et ductia pour cadrer son propre espace recréateur. 

Tel est le projet de ce parcours dans le fonds profane des XIIe et XIIIe siècles, qui outre la perspective virile s’enrichit d’un miroir féminin garantissant la mixité du regard : complaintes de mal mariée, émanées de l’ouvrage de couture, et allégorie hivernale dans la bouche de la trouveresse lilloise Maroie de Diergnau. Un fonds alternatif à la masculinité, dont la valorisation phonographique, après les témoignages d’Esther Lamandier (Chansons de toile au temps du Roman de la Rose, Aliénor, 1983) et de Brigitte Lesne (Ave Eva, Opus 111, avril 1995), reste hélas clairsemée.

Avec science et sensibilité, l’équipe a su alimenter son investigation par de nécessaires accommodements, voire des mises en situation qui imagent le propos et immergent l’auditeur dans les contextes de l’oralité. Cette saine vitalité, à distance de toute arthrose muséifiante, cette juste scénarisation sont un atout. En faisant la part belle à l’initiative interprétative : choix d’un plaisant instrumentarium suggéré par l’iconographie du temps, mise en dialogue de certaines chansons, travail de reconstitution musicale quand manque le substrat mélodique (Bele Yolanz), et même de complétion face aux strophes lacunaires (l’anonyme La froidor ne la jalee en renfort de Mout m’abelis). 

Une telle suggestivité pousse la sophistication en intégrant un gazouillis à l’appui de la narration dans le fantasmatique verger évoqué dans la première plage. Hormis cette incursion naturaliste, l’équipe se gardera de la gadgétisation métadiégétique, et se distingue par son approche sans travestissement ni mièvrerie. Car c’est un autre décor, sobre, qui s’invite pour les rémanences épiques de Thibaud de Champagne escortées par la rumeur du tambour. Considérant le large panorama brossé par Sequentia au début des années 1980 (Trouvères -Höfische Liebeslieder aus Nordfrankreich), regrettera-t-on toutefois que cette anthologie d’environ une heure n’ait davantage ouvert ses filets ?

Raison suffisante pour espérer que le fureteur ensemble Céladon continue à tracer son sillon. Le réservoir reste vaste pour prolonger telle recette, quand elle est aussi heureuse que pour le célèbre Hui matin ciselé en orfèvre : on y saluera l’harmonie du duo vocal (Clara Coutouly et Paulin Bündgen) frétillant avec délicatesse sur la voltige d’une percussion funambule. Magiques et pourtant crédibles, –la gageure pour un tel répertoire presque millénaire, ces illusions se font nôtres. Au-delà d’instants souplement drainés par Ludwin Bernaténé le temps d’un enjôleur En mai au douz tens nouvel, ou plus ostensiblement rythmés (Lai de la pastourelle), on admirera l’émouvant Chanteir m’estuet qui rappelle les intuitions poétiques du légendaire Studio der frühen Musik de Thomas Binkley (Telefunken). Ce n’est pas un mince compliment.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire & Interprétation : 10

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