Philippe Jaroussky : des airs inédits, qui sont aussi un hommage à Métastase

par

Forgotten Arias. Andrea Bernasconi (c. 1706-1784) ; Christoph Willibald Gluck (1714-1787) ; Niccolò Piccinni (1728-1800) ; Giovanni Battista Ferrandini (c. 1710-1791) ; Tommaso Traetta (1727-1779) ; Michelangelo Valentini (1720-1768) ; Johann Adolph Hasse (1699-1783) ; Johann Christian Bach (1735-1782) ; Niccolò Jommelli (1714-1774). Phlippe Jaroussky ; Le Concert de la Loge, direction Julien Chauvin. 2022. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes des airs en langue originale, avec traductions en trois langues. 76’ 55’’. Erato 5054197633881.

Comme il le précise lui-même dans la notice qu’il rédige, Philippe Jaroussky se lance volontiers dans la chasse aux trésors des airs oubliés : Ce fut le cas, dit-il, pour un de mes premiers albums, dédié au castrat Giovanni Carestini, qui me demanda plusieurs années de recherche, mais également mes albums consacrés aux opéras méconnus de Johann Christian Bach, Porpora ou Caldara. Le choix de ce défricheur s’est porté cette fois sur des pages inédites du baroque tardif, sous la forme d’une escapade dans l’Europe musicale de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Avec un personnage bien connu, qui évolue comme un fil rouge : le poète Pietro Trapassi, dit Pietro Metastasio (1698-1782), né à Rome et mort à Vienne, où il s’installa dès 1730. Connu en français sous le nom de Métastase, il est l’auteur de très nombreux livrets, utilisés à plusieurs reprises par Leonardo Vinci, Antonio Caldara, Johann Adolphe Hasse et quelques autres, dont Mozart.

Nous nous référons à la présentation du guide idéal qu’est Philippe Jaroussky pour notre recension. Le programme s’ouvre par un air expressif de L’Olimpiade d’Andrea Bernasconi, qui date de 1764 et était destiné à Munich, où le compositeur était kappellmeister et enseignait la musique aux princesses. Ce moment mouvementé qui symbolise une tempête (Jaroussky évoque de l’impressionnisme avant la lettre) permet à la voix de passer du grave à l’aigu, avec un accompagnement original, dont des notes répétées des violons. Cet excellent livret de L’Olimpiade a inspiré aussi Tommaso Traetta, qui vécut plusieurs années à la Cour de la grande Catherine à Saint-Pétersbourg. On trouve, à la fin de l’Acte II, une « scène de folie » frémissante, que Jaroussky parcourt avec un sens aigu des sensations éprouvées par le personnage. Avant cela, Il Re pastore de Gluck, créé à Vienne en 1756, offre au chanteur la possibilité d’un étonnement, celui de constater qu’il n’existe aucun enregistrement de cet opéra. On relève pourtant dans la scène 6 de l’Acte III, Sol può dir come si trova, des climats qui préfigurent le futur Orfeo

Gluck s’invite encore, en quelque sorte, dans l’évocation de Catone in Utica de Niccolò Piccinni, qui rappelle la querelle entre les partisans des deux compositeurs, lorsque l’Italien est appelé à la Cour de France au milieu des années 1770. Cet extrait virtuose montre la remarquable facilité d’écriture orchestrale de Piccinni, le héros s’inscrivant dans un style parlé-chanté, qui sied à merveille au chanteur. Juste après, Ferrandini est mis à l’honneur ; il vécut longtemps à Munich, mais aussi à Padoue, où Mozart le visita pendant son adolescence et joua pour lui. Il s’agit ici d’un extrait de Siroe, re di Persa, qui évoque la douleur d’un père dont le sang se glace dans les veines, avec une force émotionnelle que Jaroussky restitue avec une sensibilité à fleur de peau. 

Si la distinction caractérise l’air Se mai senti spirarti sui volto du quasi inconnu Michelangelo Valentini, avec son évocation tendre et réconfortante des « derniers soupirs/de mon fidèle qui meurt pour moi », deux airs du Demofoonte de Hasse, écrits pour le castrat Carestini que le contre-ténor a déjà bien servi, se situent, l’un dans l’approche de l’accablement produit par les malheurs, l’autre dans le style galant qui commence alors à s’installer. Le programme s’achève superbement par deux extraits de l’opéra qui porte le titre d’Artaserse. Le premier, une demande de consolation dépouillée, est de la main de Johann Christian Bach (1760), le second, poignant, est écrit par Niccolò Jommelli (version de Stuttgart de 1756), le héros étant en proie à des tourments et des souffrances à travers d’audacieuses vocalises. 

Tout au long de ce récital d’airs oubliés, Jaroussky, qui sait être touchant et noble et est toujours expressif, manie sa voix avec l’expérience acquise au fil des ans. Sa musicalité n’est pas prise en défaut, car le chanteur, à l’aise dans les graves, aborde les aigus avec une saveur qui lui est propre et qu’il adapte aux circonstances. Le Concert de la Loge, mené par le violoniste Julien Chauvin, lui offre un partenariat équilibré et mis en place avec soin, nourri de couleurs élégantes. Celles-ci sont confirmées dans la Sinfonia d’ouverture, bien enlevée, du Demofoonte de Hasse. La prise de son de cet enregistrement, effectué fin novembre et début décembre 2022 en la Cathédrale parisienne Notre-Dame-du Liban, met bien la voix en évidence, ce qui est sans doute le but recherché pour ce contre-ténor qui, du haut de ses 45 ans, possède toujours, malgré quelques légères inégalités, une flamme convaincante, une réelle capacité d’investissement, et un enthousiasme communicatif pour un répertoire méconnu. Un tel récital s’inscrit dans l’optique du plaisir de la découverte. C’est là une démarche essentielle et nécessaire.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix

Un commentaire

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.