Piano Twins : deux pianos et quatre mains pour trois compositeurs !

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Erik Satie (1866-1925) : ”Manière de commencement” (extrait des Trois morceaux en forme de poire), Première Gymnopédie ; Claude Debussy (1862-1918): Lindaraja, Prélude à l’après-midi d’un fauneLa mer  (Arrangement d’André Caplet) ; Maurice Ravel (1875-1937) : La Valse  ; Sites auriculaires. Vanessa Wagner & Wilhem Latchoumia, pianos. 2022. Livret en français, anglais, allemand et japonais.  61’56’’.  La Dolce Volta - LDV 120.

Assurément Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia sont d’extraordinaires musiciens et pianistes raffinés recherchant sans cesse des répertoires exigeants et souvent peu courus. Leur complicité est née de leur intérêt commun pour la musique contemporaine, mais aussi grâce à la pratique de la scène qu’ils partagent régulièrement. Cette connivence leur permet d’avoir une même esthétique musicale et une même conception des œuvres qu’ils interprètent. Comme ils le précisent dans le livret (organisé en forme d’interview), leur travail sur les timbres de l’orchestre est primordial afin de transcender les sonorités du piano.  

Leur partenariat musical débutait voici dix ans en mettant déjà la barre très haut, avec l’interprétation en concert d’Amériques (version pour huit mains) d’Edgar Varèse. En 2021, ils enregistrent chez La Dolce Volta un premier disque dévoilant déjà leurs qualités pianistiques et leur curiosité musicale. Ils interprétaient alors des œuvres du répertoire pianistique américain : Meredith Monk, Léonard Bernstein, Philip Glass et John Adams.     

Est-ce à cause de cette réminiscence américaine qu’ils ont intitulé leur second disque « Piano Twins », cela n’est pas précisé. Cet anglicisme est d’autant plus surprenant que leur nouvel enregistrement porte sur trois musiciens emblématiques de la musique française en ce tout début de vingtième siècle (même si nous passerons sous silence les origines écossaises de la mère d’Erik Satie et l’anglophilie affichée de l’auteur des Children’s corner). Leur nouvel enregistrement s’inscrit parfaitement dans l’esprit français par le grand raffinement des harmonies et des sonorités, mais aussi par l’imagination déployée dans la description méticuleuse des sujets (souvent idéalisés, voire rêvés) évoqués par les compositeurs dans leurs œuvres comme le Faune de cette Grèce des légendes ou les danses typiques venues d’Espagne ou encore l’incarnation de la Valse au temps des Habsbourg à la fois enivrante et chargée d’une fatalité apocalyptique. 

Pour Ravel, Debussy et Satie, le piano a tenu une place primordiale dans leurs œuvres et il a été leur moyen d’expression favori. A la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, de nouveaux langages musicaux voient le jour un peu partout en Europe avec Stravinsky, Prokofiev, Bartok, Szymanowski, Albéniz, de Falla, mais aussi Schönberg, Berg, Webern et Busoni. Bien évidemment les compositeurs français n’échappent pas à ce mouvement de liberté où chaque musicien écrit dans un langage représentatif de son pays et de sa culture.

L’enregistrement débute (fort logiquement) par « Manière de commencement », le premier des trois morceaux en forme de poire d’Erik Satie. Dans cette pièce pour piano à quatre mains, les pianistes en offrent une version très vivante, jouant autant sur les couleurs et les timbres que sur le relief acoustique.

Lindaraja de Debussy fut composée en 1901. C’est la première œuvre du compositeur écrite pour deux pianos. Avec son rythme de habanera, on sent immédiatement l’influence de cette Espagne rêvée que Debussy décrira si bien en musique, sans toutefois n’y être jamais allé. Le Mirador de Lindaraja est un bâtiment faisant partie du Palais de l’Alhambra. Debussy reviendra sur cette source d’inspiration deux ans plus tard en composant sa deuxième Estampe intitulée « La soirée dans Grenade ».

« La Valse » de Maurice Ravel est l’une de ses œuvres les plus emblématiques. Elle a connu plusieurs versions de sa propre main : Tout d’abord une version pour piano seul, puis une seconde pour deux pianos et enfin une version orchestrale. La partition initiale pour deux mains a servi de base à l’écriture de la version pour deux pianos qui est beaucoup plus élaborée. Ravel créera l’œuvre au Konzerthaus de Vienne le 23 octobre 1920 avec son ami Alfredo Casella. Parallèlement Ravel en concevra une version orchestrale dont la première sera donnée à Paris deux mois plus tard, le 12 décembre 1920, par l’Orchestre des concerts Lamoureux dirigé par Camille Chevillard.

Conçue à l’origine pour être un ballet chorégraphique l’œuvre était destinée aux ballets russes de Diaghilev, mais ce dernier jugea le résultat assez éloigné de sa propre conception de la valse et ne donna pas suite au projet, estimant que Ravel n’avait pas composé « un ballet, mais le portrait d’un ballet ».

Dans La Valse (qui devait à l’origine s’intituler « Wien »), Ravel voulait rendre hommage à la valse viennoise au temps de Johann Strauss fils (vers 1855), avec ces bals fastueux où tourbillonnaient alors dans la Vienne impériale des centaines de danseurs réunis dans les élégantes et gigantesques salles de bal. Cependant la conception de Ravel de la Valse viennoise a été marquée par les affres de la première guerre mondiale à laquelle il a participé activement. Ravel concevra finalement une valse sublimée « au tournoiement fantastique et fatal », selon ses propres termes. Il y a dans cette œuvre une dimension de chaos, d’ivresse et de destin qui à mon sens est trop tempérée et maitrisée dans l’interprétation de Vanessa Wagner et de Wilhem Latchoumia. Cette version trop précise et trop léchée manque de spontanéité, malgré la beauté des sonorités. Leur version est assez éloignée de celle, plus tellurique de Martha Argerich et Nelson Freire où l’on ressent davantage cette griserie envoûtante, ce tourbillon frénétique menant progressivement à cette fin abrupte.

Claude Debussy compose le « Prélude à l’après-midi d’un Faune » en 1894 d’après une églogue de Stéphane Mallarmé (l’après-midi d’un faune) écrite en 1876. Le Prélude décrit le faune réveillé par les ébats de deux nymphes, par un torride après-midi d’été. A l’origine, Debussy avait envisagé de composer une œuvre plus conséquente intitulée « Prélude, Interlude et Paraphrase finale pour l’après-midi d’un faune », mais seul le Prélude verra le jour.

L’argument de Mallarmé est emprunté aux légendes grecques. Debussy reste fidèle à l’esprit pastoral du poème de Mallarmé où suggestivité et sensualité sont omniprésents. Debussy effectue un travail musical novateur absolument remarquable, où tout est délicatement suggestif. La scène se déroule dans une atmosphère lascive où les harmonies sont fluctuantes et la mélodie évanescente. Le jeune Debussy alors âgé de vingt-deux ans commence à poser les jalons d’une esthétique post romantique qui n’est pas sans liens (bien qu’il s’en défende), avec le courant Impressionniste. Avec le Prélude à l’après-midi d’un faune, on reste dans cet esprit de la chorégraphie et de la délicatesse du mouvement. Répondant aux vœux de Mallarmé qui souhaitait ardemment que son églogue soit représentée à la scène, Nijinsky créera en 1912 un ballet (qui fera scandale car jugé obscène pour son érotisme affiché) sur le Prélude à l’après-midi d’un faune. Le pudique Mallarmé, décédé en septembre 1898 et ne verra donc pas son œuvre transformée en ballet…. En 1895, Debussy devant le succès de la version orchestrale sz qonb œuvre composera la version pour deux pianos que nous retrouvons ici. Là encore, si nos deux musiciens font merveille dans le choix des timbres et des coloris, ils n’en cèdent pas pour autant à un total abandon et limitent ainsi la caractérisation musicale du faune, où le côté lascif et indolent est un peu occulté.

C’est avec « Habanera », la première pièce du diptyque « les Sites auriculaires » pour deux pianos que Ravel nous ramène à cette Espagne dont il se sentait si proche. Sa conception est assez éloignée des images d’une Espagne « de carte postale » dépeintes par ses confrères Chabrier (España), Lalo (Symphonie espagnole) ou encore Saint-Saëns (Havanaise), traitant du même sujet. La Habanera est une danse sensuelle d’origine afro-cubaine qui sera rapidement intégrée à la musique espagnole, appelée alors « contradanza criolla ». Composée en 1895, cette courte pièce adopte un rythme languissant. Ses notes répétées et son atmosphère en suspension préfigurent déjà la seconde pièce de Gaspard de la Nuit (datant de 1908) intitulée « Le Gibet ». Ravel sera particulièrement attaché à cette Habanera puisqu’il la réadaptera, l’orchestrera et l’intégrera en 1907 à sa Rapsodie Espagnole. Pour en préciser le caractère, Ravel mettra en exergue de la partition : « assez lent et d’un rythme las ». 

Claude Debussy compose entre 1903 et 1905 trois esquisses symphoniques qu’il intitule « La Mer ». Si elle s’appuie sur des formes traditionnelles, cette œuvre magistrale en trois mouvements est emblématique de l’esthétique et du langage de Debussy, dont les sources d’inspiration sont multiples allant des tableaux de Monet à la Vague d’Hokusaï. Là encore Debussy utilise des timbres aux couleurs impressionnistes, tout en privilégiant une forme d’abstraction musicale. Ici la musique est simplement descriptive et ne s’appuie sur aucun récit, ni argument, ni trame particulière, et ne fait d’ailleurs référence à aucune présence humaine. Debussy en réalisera lui-même une version pour piano à quatre mains et demandera à son ami André Caplet d’en concevoir une version plus élaborée pour deux pianos ; celle figurant sur le présent enregistrement. Cette transcription met en valeur la complexité de l’œuvre sur le plan harmonique et révèle aussi la complexité de la structure aux éléments contrapuntiques qui passent plus facilement inaperçus dans la version orchestrale, l’auditeur étant alors plus absorbé par la diversité des timbres des instruments, et leur agencement. Dans cette œuvre, la mouvance sans cesse renouvelée de l’élément liquide se retrouve parfaitement représentée musicalement par Debussy qui ne recherche pas un quelconque argument intellectuel ou métaphysique, mais se contente d’effectuer une description factuelle en mariant les éléments en présence (l’eau, le vent, la lumière, le temps). Là encore, nos musiciens tirent de leurs pianos des sonorités très raffinées et variées, au détriment cependant d’un certain engagement, notamment à la fin de « De l’aube à midi sur la mer » ou encore dans le tumulte de la tempête intervenant dans le « Dialogue du vent et de la mer » (si bien dépeint dans la version de Georges Pludermacher et Jean-François Heisser). 

Ce disque consacré à trois des plus grands des compositeurs français s’achève comme il a commencé, par une œuvre d’Erik Satie avec cette fois une transcription de la première Gymnopédie. Par un esprit facétieux digne de Satie, Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia, ont effectué eux-mêmes cette transcription en s’inspirant non pas de la version pianistique d’Erik Satie, mais de l’orchestration qu’en avait faite Claude Debussy. Gageons que cette démarche a été aussi motivée par leur désir commun de revisiter pianistiquement les sonorités de l’orchestre, et le résultat de cette transcription de l’orchestration de l’original est tout à fait probant.

Notes : Son : 8 Livret : 7,5 Répertoire : 8 Interprétation : 8

Jean-Noël Régnier  

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