Pour son premier récital, la pianiste Cansu Sanlidag a choisi Philipp Scharwenka, poète nocturne

Philipp Scharwenka (1847-1917) : Ballade, op. 94 ; Abendstimmungen, op. 107 n° 1 à 6 ; Rhapsodie op. 85 n° 1 ; Scherzo op. 97 n° 3. Cansu Sanlidag, piano. 2024. Notice en anglais et en français. 57’ 41’’. Pavane ADW 7605.

Formée au Conservatoire d’État de l’Université Dokuz Eylul à Izmir, où elle est née, la pianiste Cansu Sanlidag est venue se perfectionner en Belgique avec Dalia Ouziel et Aleksandar Madzar au Conservatoire royal de Mons et au Conservatoire royal de Bruxelles, section néerlandophone. Elle a aussi peaufiné sa pratique dans le cadre d’un postgraduat à Vienne. Elle signe pour le label Pavane son premier album en solo, avec un programme inédit, consacré au compositeur allemand d’origine polonaise Philipp Scharwenka. Il s’agit ici d’une première gravure mondiale de pages méconnues. Dans un entretien accordé à Crescendo, Cansu Sanlidag expliquait pourquoi son disque Scharwenka était sous-titré « le poète nocturne » : Poète, parce que sa musique s’adresse à l’intime. Elle ne raconte pas des histoires au sens narratif, mais elle évoque des états d’âme, des sensations, des paysages intérieurs. « Nocturne » pas seulement au sens musical, mais par cette lumière douce, presque lunaire qui traverse ses œuvres. On découvre ainsi, grâce à son choix, une autre facette de la personnalité du compositeur, servi dans d’autres domaines par des labels comme MDG, Acte Préalable et Capriccio, ou par Toccata, pour lequel le pianiste Luis Pipa a gravé deux albums (2020, puis 2025), avec des programmes globalement différents de celui de Cansu Sanlidag ; mais le second album contient lui aussi la Rhapsodie op. 85 n° 1.

Né à Samter, cité prussienne de Posnanie, devenue aujourd’hui Szamotuly en Pologne, Philipp Scharwenka est l’aîné de trois ans de son frère Franz Xaver (1850-1924), qui sera lui aussi compositeur et concertiste de talent. Philipp étudie notamment à Berlin, où il est vite nommé professeur, comme son frère, qui suit le même parcours pédagogique. Ils y fondent ensemble le Conservatoire Scharwenka, apprécié pour sa qualité, et qui aura une succursale à New-York. Philipp en sera le directeur pendant 25 ans, tout en y enseignant. Sédentaire, il passera à Berlin l’essentiel de son existence. Son catalogue comprend deux symphonies, un concerto pour violon, des pages orchestrales et chorales, des lieder, de la musique de chambre et des pièces pour piano. Cansu Sanlidag propose de ce dernier répertoire de près de 300 pièces un éventail d’inspiration romantique, où l’influence de Schumann, et encore plus de Brahms est manifeste. On lira avec intérêt l’abondante notice signée par Xavier Falques.

 La décennie 1890 est mise ici en valeur. La Rhapsodie op. 85 n° 1 (1891), avec sa structure claire et formelle, est dans la ligne de Brahms et des pages de ce dernier qui ont le même intitulé. La Ballade op. 94 (1894) a des accents plus passionnés, voire poignants, avec des couleurs sombres. Le Scherzo op 97 n° 3 (1896), qui connut un vrai succès à l’époque de sa création, est riche en couleurs légères et contrastées, qui ne négligent pas les aspects dramatiques. Cette ample page (plus de onze minutes) montre la diversité de la palette harmonique de Scharwenka et l’intensité qu’il insuffle à son discours.

Les six pièces des Abendstimmungen (Ambiances du soir) de 1899 correspondent tout à fait à l’intitulé de l’album. Ce voyage introspectif, tantôt calme, tantôt tourmenté (Xavier Falques) est empreint tour à tour de douceur méditative, de fluidité sensible, d’expressivité dramatique, d’onirisme ou de lyrisme apaisé. On pénètre dans l’intimité du compositeur et de son monde intérieur secret qu’il nous livre avec une pudeur maîtrisée.

Ce programme inédit, belle découverte, est joué avec une grande finesse par Cansu Sanlidag, qui, au-delà de la technique contrôlée,  installe ces pages romantiques avec une sensibilité et une émotion qui les met vraiment en valeur. On attend avec intérêt ses futures publications.

Son : 8    Notice : 10    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix