Première mondiale en vidéo pour Gloria de Francesco Cilea

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Francesco Cilea (1866-1950) : Gloria, drame lyrique en trois actes. Version révisée de 1932. Anastasia Bartoli (Gloria), Ramaz Chikviladze (Aquilante de’ Bardi), Francesco Vassallo (Bardo), Carlo Ventre (Lionetto de’ Ricci) ; Chœurs et Orchestre du Teatro Lirico di Cagliari, direction Francesco Cilluffo. 2023. Notice en italien et en anglais. Sous-titres italiens, anglais, français, allemands, japonais et coréens. 92’ 00’’. DVD Dynamic 38004. Aussi disponible en Blu Ray.

Le triomphe à Milan, en novembre 1902, d’Adriana Lecouvreur, royalement servie sur le plan vidéographique par Joan Sutherland à Sydney (Opus Arte/Faveo, 1990), Angela Gheorgiu et Jonas Kaufmann à Londres (Decca, 2012), ou, plus récemment, Maria José Siri à Florence dans le rôle-titre (Naxos, 2021 - notre article du 18 décembre 2022), a assuré la postérité de Francesco Cilea. Dans une moindre mesure, on peut ajouter L’Arlesiana, antérieure de cinq ans (première mondiale en vidéo chez Dynamic en 2015). Les autres opéras du compositeur calabrais, au nombre de quatre (Gina, 1889 ; Tilda, 1892 ; Gloria, 1907 ; Il Matrimonio salveggio, 1909, non représenté) n’ont pas bénéficié d’une aura particulière. Le troisième d’entre eux, Gloria, paraît en première mondiale en DVD, une initiative que l’on saluera, d’autant plus que, sur le plan discographique, le bilan est mince : on relève la version de 1969 chez Bongiovanni, rééditée en 2005, par l’Orchestre de la RAI de Turin dirigé par Fernando Previtali, avec Margharita Roberti et Flaviano Labò, et une autre qui émane du Festival de San Gimignano en 1997, avec Fiorenza Cedolins dans le rôle-titre sous la direction de Marco Pace (KIcco Records). 

Fort de l’immense succès d’Adriana Lecouvreur, Francesco Cilea s’attend à une nouvelle reconnaissance en 1907, lorsque la création de Gloria a lieu à la Scala de Milan le 15 avril, sous la direction d’Arturo Toscanini avec, en héroïne, une star du chant de l’époque, l’Ukrainienne Solomiya Krushelnystka (1872-1952) qui avait assuré la première triomphale, le 28 mai 1904, de la version nouvelle de Madame Butterfly de Puccini. Mais Gloria ne s’impose pas, même si elle est rejouée à Rome, à Gênes et à Naples dans les deux années qui suivent. Cilea va retravailler sa partition pendant plus de deux décennies. La version définitive est donnée au San Carlo de Naples le 20 avril 1932, est bien accueillie, mais ne connaîtra pas une réelle existence scénique, et sombrera dans l’oubli, malgré un chaleureux accueil romain en 1938, avec Benjamino Gigli et Maria Caniglia. Il y aura des reprises sporadiques, comme celle de 1969, évoquée plus avant et gravée sur disque, jusqu’à cette production de Cagliari, filmée en février 2023, qui fait l’objet du présent DVD. 

Le livret de Gloria est de la main d’Arturo Colauti (1851-1914), qui a signé auparavant celui de Fedora pour Giordano et celui d’Adriana Lecouvreur pour Cilea. Il est tiré d’une pièce de Victorien Sardou (1831-1905), La Haine, un drame en cinq actes, représenté à Paris en décembre 1874, avec une foule de personnages et une musique de scène de Jacques Offenbach, alors directeur du Théâtre de la Gaîté qui accueille ce drame historique. Colauti arrive à limiter les rôles, à condenser et resserrer l’action en trois actes, dont la durée globale atteint juste les 90 minutes. Nous sommes à Sienne, dans la deuxième partie du XIVe siècle, en pleine querelle entre les Guelfes et les Gibelins. Une courte trêve est installée entre les deux factions rivales. Lionetto, qui a rejoint les Gibelins et est dès lors considéré comme un traître, profite de la trêve pour revenir à Sienne et, devant l’assemblée, déclare son amour à Gloria, la fille d’Aquilante, prieur de la cité. Attaqué par Bardo, le frère de Gloria, Lionetto révèle qu’il est le chef des armées ennemies et emmène Gloria avec lui. La ville est mise à sac, Aquilante est tué. Bardo s’introduit dans la demeure de Lionetto, où s’est réfugiée Gloria qui doit l’épouser, et enjoint sa sœur de l’empoisonner pour venger son père. Elle promet, mais ne peut s’y résoudre. Au cours de la célébration des noces, Bardo simule une réconciliation, mais tue Lionetto avec son poignard. Gloria s’en empare et se suicide devant l’autel nuptial. Il y a là comme un parfum de Roméo et Juliette. De minimes modifications, des coupures, confiées à Ettore Moschino (1867-1941), Colauti étant entre temps décédé, seront apportées pour la version de 1932, qui est celle du présent spectacle sarde. Mais l’essentiel demeure. Avec une différence par rapport à la pièce de Victorien Sardou, à la fin de laquelle les deux époux fraîchement unis étaient emmurés vivants.

Dans la synthèse de Gloria qui figure dans son ouvrage Mille et un opéras (Fayard, 2003), Piotr Kaminski écrit : Sans crier au chef-d’œuvre, on est en droit de s’interroger sur les raisons de la disgrâce aussi totale de cet opéra fort et serré. On ne peut que souscrire à cette remarque en découvrant le spectacle de Cagliari, mené avec vitalité par la baguette de Francesco Cilluffo, qui avait séduit dans une Traviata à l’Opéra Royal de Wallonie en 2016, sous l’ère du regretté Stefano Mazzonis di Pralafera. Le chef anime une partition pleine de vaillance et de couleurs dont il souligne la riche palette avec une énergique clarté qui convient tout à fait à ce drame. La musique de Cilea, qui a des accents verdiens mais aussi, en filigrane, quelque peu wagnériens, ne laisse pas indifférent : elle est orchestrée avec un métier sûr et livre de belles trouvailles harmoniques qui mettent en valeur la dimension vocale. Dans un entretien que l’on peut lire dans la notice, le chef y ajoute une inspiration venant de l’école russe, en particulier de Rimsky-Korsakov.

La mise en scène du Lombard Antonio Albanese (°1964), assez conventionnelle et sans provocation moderniste, a le mérite de l’unité que lui offre un décor commun pour les trois actes : une salle ronde, avec de grands murs jusqu’au plafond et des gradins sur lesquels les chœurs vont pouvoir s’installer, à la manière de la tragédie grecque, offrant d’éloquentes images de masses. Une porte est ouverte en milieu de scène, en haut des escaliers. Au milieu, un emplacement pour la fontaine, symbole de paix, bafouée à l’Acte I, puis pour l’autel de la bénédiction nuptiale, trouve son évidence. La sobriété est de mise, les lumières faisant le reste en matière de contrastes selon le déroulement du drame. Les costumes moyenâgeux, presque antiques, sont tous de teinte grise ou sombre, à l’exception de la robe rouge de Gloria à l’Acte III, double symbole du bonheur et de la tragédie qui se succèdent. Ceci permet au spectateur d’être focalisé sur l’action et de la partager, même si on peut regretter que le jeu des chanteurs soit parfois un peu stéréotypé. Il n’empêche : l’œil est globalement satisfait.

L’oreille l’est aussi car le plateau vocal est remarquable. Anastasia Bartoli, sans lien avec Cecilia (elle est la fille de Cecilia Gasdia, qui a brillé dans le répertoire italien), tient le rôle-titre. Elle y est éblouissante : la trentaine épanouie, physique avantageux, elle donne à son personnage, omniprésent, une véritable dimension scénique et vocale, mais aussi humaine. La voix est longue, avec de belles couleurs, de la puissance et des aigus assurés. Dès l’hymne à la fontaine (Fonte muta e profonda), elle convainc, prenant de plus en plus d’assurance, en particulier dans l’Acte II, où elle affronte son frère Bardo, avant de se trouver face au dilemme d’empoisonner ou non Lionetto, son futur époux. Face à elle, les deux rivaux, le ténor uruguayen Carlo Ventre (Lionetto), vaillant, et le baryton milanais Franco Vassallo (Bardo), vindicatif, sont bien distribués. Dans l’Acte II, précisément, on apprécie leur confrontation avec Gloria, ce qui donne des duos de grande qualité. 

Le rôle assez bref d’Aquilante, le père de Gloria, est tenu avec noblesse par la basse géorgienne Ramaz Chikviladze. Le reste de la distribution consiste en rôles éphémères : Alessandro Frabotta (le crieur public), Elena Schirru (une femme siennoise) et Alessandro Abis (l’évêque) méritent qu’on n’oublie pas de les citer. Quant aux chœurs, dont la présence régulière ajoute du poids à l’action, ils sont eux aussi à applaudir : ils sont investis, à la hauteur de cette première en vidéo que l’on découvre avec un double plaisir, musical et vocal. Cilea est ainsi servi de la meilleure manière. Le final de l’Acte III, qui laisse seuls en scène Lionello, frappé à mort, et Gloria, qui va se poignarder, se déroule dans la pénombre, apportant à l’opéra une idéale conclusion tragique. Modèle de concision, Gloria mérite vraiment que l’une ou l’autre scène en propose une production. 

Note globale : 9

Jean Lacroix    

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