Quand Rautavaara et Martinů se partagent une affiche de concertos

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Einojuhani Rautavaara (1928-2016) : Concerto pour piano et orchestre n° 3 « Gift of Dreams ». Bohuslav Martinů (1890-1959) : Concerto pour piano et orchestre n° 3. Olli Mustonen, piano ; Orchestre symphonique de Lahti, direction Dalia Stasevska. 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 56'19''. BIS-2532.

Fondé en 1910, l’Orchestre Symphonique de Lahti, cité au bord d’un lac dans le sud de la Finlande, a été dirigé, ces trente dernières années, par des chefs qui l’ont fait connaître sur le plan international. C’est le cas d’Osmo Vänskä qui, au cours de son mandat (1988-2008), a gravé avec lui une remarquable intégrale de Sibelius pour BIS, avant que Jukka-Pekka Saraste (2008-2011 en qualité de conseiller artistique), Okko Kamu (2011-2016) et Dima Slobodeniouk (2016-2021) ne prennent le relais. La cheffe finlando-ukrainienne Dalia Stasevska (°1984), originaire de Kiev, est en fonction depuis deux ans. C’est dans la salle du Palais Sibelius, réputé pour l’extrême qualité de son acoustique, que les Concertos n° 3 de Rautavaara et Martinů ont été enregistrés en janvier 2022.

Né à Helsinki, Einojuhani Rautavaara y étudie à l’Académie Sibelius, notamment la composition avec Aarre Merikanto (1893-1958). Il poursuit sa formation aux Etats-Unis, à la Juilliard School de New York et à Tanglewood avec Aaron Copland, puis en Allemagne et en Italie. Professeur de composition à l’Académie Sibelius de sa jeunesse, il construit un vaste répertoire, une part imposante étant réservée à la musique orchestrale : ses huit symphonies ont fait l’objet d’une remarquable intégrale chez Ondine en 2009 avec Mikko Franck pour la Première à la tête du National de Belgique, les autres étant dévolues à Max Pommer et Leif Segerstam à Leipzig ou Helsinki. Mais aussi des concertos pour divers instruments, des opéras, dont le sensationnel Rasputin de 2003 (DVD Ondine, 2005), de la musique de chambre, des pages chorales, des mélodies et des pièces pour piano. Un catalogue vaste et éclectique.

C’est à la demande de Vladimir Ashkenazy que Rautavaara compose, à la fin des années 1990, son Concerto pour piano n° 3, le pianiste devenu chef d’orchestre insistant pour pouvoir exercer les deux fonctions, ce qui sera le cas lors de la création à Tampere le 18 août 1999 et dans l’enregistrement pour Ondine en 2000, avec le Philharmonique d’Helsinki. L’intéressante notice du musicologue Jean-Pascal Vachon, à laquelle nous nous référons, précise que le sous-titre « Gift of Dreams » est apparu pour la première fois (…) dans une pièce pour chœur a cappella sur un poème de Baudelaire, La mort des pauvres, qui faisait partie des Quatre sérénades de 1978. C’est à ce motif sur « le don des rêves » que Rautaavara a voulu donner une expansion dans son concerto, convaincu que la musique se compose pour ainsi dire d’elle-même en se développant organiquement à partir du matériau choisi. Ce motif est perceptible dans le Tranquillo initial, développé largement dans l’Allegro assai et présent sous diverses formes dans l’Energico conclusif. Le climat global se réclame de Debussy ou de Bartók, l’impression étant celle d’un poème symphonique avec piano obligé baignant dans une atmosphère spirituelle et impressionniste. Jean-Pascal Vachon reprend un long texte explicatif rédigé par Rautavaara lui-même au sujet de son concerto. Le mélomane ne manquera pas d’en prendre connaissance avant audition, tant il éclaire la démarche du compositeur et le contenu de son écriture. 

Le Finlandais Olli Mustonen (°1967) a travaillé le piano avec Ralph Gothoni (°1946), qui a lui-même gravé les deux premiers concertos de Rautavaara (Ondine, 1994), mais a étudié aussi la composition avec le compositeur entre 1975 et 1985. Mustonen livre une splendide version de ce Concerto n° 3, dans la droite ligne des intentions, dont il détaille tour à tour la part lyrique et méditative, le « rêve » du compositeur, les phases agressives puis apaisées, et la flamboyance finale qui va conduire l’œuvre vers le silence, comme une vision fugace. Le Philharmonique de Lahti, mené avec rigueur par Dalia Stasevska, le soutient dans ce parcours avec une éloquence sans faille. On rappellera que Laura Mikkola (°1974), deuxième prix du Concours Reine Elisabeth de 1995, a livré une version qui vaut le détour de ce Concerto n° 3, couplé au Deuxième, avec le Netherlands Radio Symphony Orchestra, dirigé par Eri Klas (Naxos, 2003).

Le Concerto n° 3 de Martinů de 1947/48 a été créé le 20 novembre 1949 par Rudolf Firkušný et l’Orchestre Symphonique de Dallas, dirigé par Walter Hendl. Ce virtuose, proche du compositeur, avait insisté pour qu’il se mette à la tâche, après avoir déjà créé son Concerto n°2 (ce sera aussi le cas pour le Quatrième). Laissons la parole à Guy Erismann qui, dans sa biographie de Martinů (Actes Sud, 1990, p. 256-257), estime que cette partition trahit une certaine lassitude, ce qui, paradoxalement, en constitue l’aspect fascinant. Erismann constate un certain anachronisme dans la forme, rappel du romantisme avec un piano, bien intégré, dès le premier mouvement, à la structure symphonique. Brahms n’est pas si loin, tout comme des échos néo-classiques proches de Strawinsky, ajoute de son côté Jean-Pascal Vachon dans la notice. Bach est esquissé dans l’Andante poco moderato central, et la délicatesse du jeu de couleurs et de rythmes (Erismann), alors que c’est comme une invitation à la danse qui, dans le final, rappelle Dvořák, avant un climat plus sombre, voire macabre. Vachon pose aussi la question de l’évocation possible des sentiments qui envahissent le compositeur face aux tragiques événements qui se déroulaient en Tchécoslovaquie. Le jour même où le concerto était achevé, le 10 mars 1948, le diplomate et politicien tchèque Jan Masaryk était assassiné. 

Olli Mustonen signe une version équilibrée, mais plus conventionnelle, de cette page ambigüe. Emil Leichner paraissait plus engagé dans son intégrale en première mondiale des cinq concertos avec la Philharmonie tchèque, sous la direction inspirée de Bělohlávek (Supraphon, 1993). Mais c’est à l’évidence Rudolf Firkušný, le créateur, avec l’inamovible Philharmonie tchèque enlevée par Libor Pesek, qui remporte la palme dans un album publié en 1994 par RCA. 

Au niveau de l’interprétation, nous accorderons la préférence au concerto de Rautavaara, la version de Mustonen s’inscrivant au premier rang, avec le partenariat qualitatif de la cheffe Dalia Stasevska et des excellents pupitres de Lahti. Le tout est servi par une magistrale prise de son, comme le label BIS a l’habitude d’en proposer.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : Rautavaara 10 /Martinů 8,5

Jean Lacroix 

Chronique réalisée sur base de l'édition SACD

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