Ravel orchestral et lyrique : mise en coffret des enregistrements de Stéphane Denève à Stuttgart

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Maurice Ravel (1875-1937) : La Valse. Le Tombeau de Couperin. Alborada del Gracioso. Rapsodie espagnole. Bolero. Pavane pour une infante défunte. Ma Mère l’Oye, ballet complet. Une barque sur l’océan. Shéhérazade, ouverture de féérie. Menuet antique. Fanfare pour l’Éventail de Jeanne. Daphnis et Chloé, ballet. Valses nobles et sentimentales. Shéhérazade, trois poèmes pour voix et orchestre. L’Heure espagnole. L’Enfant et les sortilèges. Ma Mère l’Oye, cinq pièces enfantines. Stéphane Denève, Orchestre symphonique de la Radio SWR de Stuttgart. SWR Vokalensemble. Cantus Juvenum Karlsruhe. Stéphanie d’Oustrac, soprano. Jean-Paul Fouchécourt, ténor. Alexandre Duhamel, baryton. Paul Gay, basse. Yann Beuron, ténor. Camille Paul, soprano. Marie Karall, mezzo-soprano. Julie Pasturaud, mezzo-soprano. Annick Massis, soprano. Maïlys de Villoutreys, soprano. Marc Barrard, baryton. François Polino, ténor. Octobre 2012 à décembre 2015, réédition 2022. Livret en anglais et allemand. Coffret de cinq CDs 69’31, 66’15, 73’19, 67’33, 62’04. SWR»Classic SWR 19428CD

Les cinq disques mis en boîte reprennent à l’identique le programme des parutions originales en CD séparés : une série d’enregistrements étalés sur trois ans, au cœur du mandat de Stéphane Denève avec l’orchestre de la SWR (2011-2016). On y perd hélas les notices, palliées par une présentation du chef et de sa phalange, sans un mot sur le compositeur ni les œuvres.

Le premier volume rassemblait les pages les plus célèbres. Une Valse éprise de rubato et de brio, dans la lignée de Charles Munch à Boston (RCA), même si pour le venin, l’évidence des transitions et le poids tragique, on peut rester fidèle au sombre cérémonial de Bernard Haitink à Amsterdam (Philips), véritable diamant noir. On passera sur un Tombeau de Couperin pastellisé, aux cordes étiques et vétilleuses (la Forlane semble interminable), l’inconsistance et la routine y ennuient, là où André Cluytens (en mono puis en stéréo) enthousiasmait par la seule poésie du timbre. On s’étonne aussi d’un arrière-plan inexistant derrière la cantilène du basson dans un Alborada del Gracioso dont la pressante rhétorique fait long feu, loin des épices d’un Felix Slatkin (Capitol) ou Pedro de Freitas Branco (Ducretet), loin de la contention d’un Fritz Reiner (RCA), trois « vieilles cires » toujours aussi incandescentes. Malgré une Feria frémissante et zestée de détails acidulés, la Rapsodie espagnole ne laisse pas non plus un souvenir marquant -on préfèrera la pointe sèche d’un Paul Paray (Mercury) ou les appas de Jean Morel (RCA), voire Pierre Boulez à Berlin (DG) pour qui veut concilier la rigueur et une densité qui ici nous glissent entre les doigts. Pour Bolero, le moelleux des interventions mélodiques (tant les souffleurs que les archets) contraste avec un accompagnement inflexible, mais l’essor dynamique semble mouché, du moins par les micros, et la prestation engendre une curieuse impression de demi-mesure que ne dissipe pas la progression dynamique. Nombreuses sont les versions souples et expressives qui produisent meilleur effet, par exemple Claudio Abbado (DG) ou Lorin Maazel (CBS) parmi tant d’autres.

Le second volume se vouait à des pages plus atmosphériques (Pavane pour une Infante défunte, Une Barque sur l’océan) et plus rares : Fanfare pour le ballet collaboratif L’Éventail de Jeanne, et « l’Ouverture de féérie » qu’Abbado (DG), Jean Martinon (Emi) et Pierre Boulez (CBS) avaient certes incluse dans leur intégrale. La pièce maîtresse de cet album reste Ma Mère l’Oye dans sa version chorégraphique (l’orchestration des cinq pièces pour piano figure aussi dans le CD 5), qui reçoit une interprétation idéale de subtilité, rappelant dans cette esthétique calibrée au trébuchet les réussites de Michael Tilson Thomas (CBS), Eliahu Inbal (Denon), ou Simon Rattle à Birmingham (Emi). Stéphane Denève y évite le piège de l’ingénuité et convainc par la dignité et le tact accordés à chaque vignette, pigmentées avec une science de mosaïste.

Daphnis et Chloé est dépeint avec une légèreté de touche, une précision du dessin qui manifeste tant de finesse que d’élégance, et un regard acéré qui rappelle l’art d’un Pierre Monteux. Les aventures s’animent avec vivacité, sans outrer l’éclat du Lever du jour, sans brusquer la Danse guerrière ni la célèbre Bacchanale. Couplage avec des Valses nobles et sentimentales d’un grain diaphane, au service de la dimension allusive, quitte à parfois manquer de verdeur dans les moments pompeux qui requièrent une certaine dose de caricature. Exsudé presque, un manège enchanté de philtres ténus, ennemi du débraillement.

Point de concerto, point de Tzigane, mais trois ouvrages lyriques majeurs abondent ce panorama. Stéphanie d’Oustrac est la vedette du volume 4 qui nous transporte d’abord dans l’exotisme fantasmé de Shéhérazade, où la mezzo séduit par son chant cristallin, innervant les moindres capillaires de sa partition, même si l’évocation manque un peu de poids. Dans le rôle de Concepcion, elle habite les dialogues avec l’intelligence que requiert l’intrigue des conversations. Les partisans d’une prononciation idiomatique seront comblés par la distribution masculine où l’on saluera les incarnations de Jean-Paul Fouchécourt et Yann Beuron, davantage qu’un Ramiro et un Don Inigo aseptisés et presque interchangeables. Cependant, le comique sous-jacent se trouve édulcoré et, malgré une direction méticuleuse, malgré une captation publique, il manque à cette sobre Heure espagnole le sens de la galéjade et du vif théâtre parlé que l’on savourait dans l’historique et exemplaire enregistrement de Lorin Maazel (DG) : on aurait aimé une prestation plus sanguine, qui rappelle du moins la boutade du compositeur se disant « artificiel par nature ».

Capté quelques jours avant Noël 2015, L’Enfant et les sortilèges constitue la session la plus tardive du lot, au sein d’un volume consacré à l’univers juvénile. Unissant un plateau dont le français est là encore langue maternelle, mené par l’honorable simplicité de Camille Poul, la fantaisie lyrique sur un livret de Colette se distingue par une équipe qui dispense la fraîcheur attendue au gré des personnages. Notamment la Chauve-souris de Maïlys de Villoutreys, la Théière et la Rainette d’un lumineux François Piolino. Tandis que la Tasse chinoise de Marie Karall et le Feu d’Annick Massis évoluent dans une émission plantureuse, et que l’Horloge de Marc Barrard concilie robustesse et abattage. Les chœurs allemands attendrissent dans la ronde bucolique. Rien qui déclasse le vent de merveilleux soufflé par Ernest Ansermet (Decca), ou la prodigieuse unité dramatique soutirée par Maazel (DG), mais une alternative qui tient son rang, sous une baguette qui veille à la caractérisation des scènes.

Globalement, aucune œuvre au programme ne bénéficie d’une interprétation qui bouleverserait une discographie certes abondante voire pléthorique, obligeant à l’exigence et au devoir de hiérarchisation. Et en tant qu’intégrale des pièces orchestrales, on estimera que ce coffret ne surclasse pas les anciens témoignages de Claudio Abbado (DG), Charles Dutoit (Decca), Jean Martinon (Emi) ou Pierre Boulez (CBS). Parmi les offres plus récentes, il s’avère toutefois un sérieux concurrent pour les propositions de Leonard Slatkin à Lyon (Naxos) et Lionel Bringuier à Zurich (DG). Stéphane Denève, qui signa de remarquables Debussy chez Chandos, peut s’enorgueillir de cette collection ravélienne paraphée par son talent d’animation et sa direction habile, que des prises de son plus charnues auraient encore mieux valorisés.

Son : 8 – Livret : 4 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 



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