Rencontre avec Coline Dutilleul

par

La mezzo-soprano Coline Dutilleul fait paraître, chez Ramée, un album qui nous plonge dans les musiques des Salons du Premier Empire avec la découverte de très belles partitions, bien trop méconnues. La tournaisienne prend également par un album Musique en Wallonie qui nous fait découvrir les œuvres de la compositrice belge Lucie Vellère. Coline Dutilleul nous parle de ces deux parutions.  

Votre album porte le titre Au salon de Joséphine et il propose des romances et des airs d’opéra de l’époque du Premier Empire. Ce n'est pas un choix commun. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous lancer dans ce concept éditorial ?

Le format intimiste de la musique de salon m’a toujours fascinée. J’aime raconter des histoires, vivre la musique à travers les mots et trouver ainsi une proximité avec l’auditeur que l’on peut rencontrer dans cette forme de concert plus intimiste.

Je me suis donc penchée sur cette époque avec Aline Zylberajch qui avait déjà une grande connaissance du répertoire en tant que pianofortiste, d’abord dans un projet sur les salons strasbourgeois du maire Dietrich à l’époque de la Révolution, avec une grande part de recherches à la bibliothèque de Strasbourg où nous avons découvert des partitions complètement inédites mais aussi des réductions d’orchestre, usage musical qui se développe beaucoup à l’époque dans le cadre du concert au salon. On entendait un opéra ou d’autres pièces de grande envergure avec orchestre et on s’attelait à les transcrire pour les jouer sur les instruments que l’on pouvait posséder à la maison : la harpe, le pianoforte, la guitare, parfois aussi des dessus comme la flûte ou le violon.

A l’époque, nous venions de rentrer dans les années Covid, il était donc aussi important de penser à de petites formes en musique de chambre. J’ai rencontré la directrice du château de Malmaison (Elisabeth Caude) qui m’a mise en contact avec des musicologues de la fondation Napoléon et ceux du château, et nous avons élaboré un axe de recherches pour essayer d’imaginer un programme qui aurait pu être joué dans le salon de la Malmaison en mettant l’accent sur les romances (les mélodies de l’époque), les airs d’opéra sérieux et bouffe en français et en italien, très présents dans cette « mode » des opéras au salon née à Paris sous la Régence, ainsi que des pièces instrumentales pour les instruments favoris de l’époque : la harpe et le pianoforte.  

J’ai aussi personnellement décidé d’axer le choix des textes sur des thématiques dans lesquelles j’avais envie de m’exprimer, laissant de côté les airs patriotiques ou coloniaux, par exemple, n’ayant pas envie d’entrer dans des sujets politiques.

Après plusieurs concerts en trio, invitées notamment par La Nouvelle Athènes (centre des pianos romantiques de Paris) qui nous a programmées dans le cadre du festival de Pentecôte au Château de Malmaison, nous avons décidé de proposer ce programme au disque, gardant cette idée d’un voyage musical dans une époque qui s’écouterait comme un concert au salon. 

Comment avez-vous sélectionné les compositeurs et les œuvres présentés sur cet album ?

Comme expliqué plus haut, l’impératrice Joséphine, mais aussi Napoléon avaient des goûts musicaux dont ils ne se cachaient pas.

J’ai trouvé dans des ouvrages musicologiques sur le Premier Empire, des compositeurs qui gravitaient autour de Malmaison, ainsi que des chanteurs adorés par Joséphine, comme le célèbre Garat.

Il existe aussi des périodiques musicaux de l’époque (Le Journal d’Euterpe) dans lesquels on peut retrouver des arrangements et des pièces inédites.

Évidemment, nous voulions aussi mettre à l’honneur Hortense de Beauharnais, la fille du premier mariage de Joséphine, qui avait de nombreux talents musicaux.

Vous proposez ces œuvres dans des versions de chambre, arrangées pour le salon de Joséphine de Beauharnais au célèbre château de Malmaison. Comment conserver l’esprit et le style de ces partitions dans des versions de poche ?

Les deux musiciennes Pernelle Marzorati et Aline Zylberajch ont un énorme bagage comme solistes, mais aussi comme continuistes dans un répertoire plus antérieur à celui-ci. Elles ont développé une écoute, mais aussi une créativité dans l’accompagnement des pièces vocales, qui sont parfaites pour ce répertoire. Elles ont pu allier un travail sur la structure harmonique en se répartissant les différentes voix de l’orchestre, et apporter une sensible pâte sonore pour donner l’illusion de l’orchestre au niveau motivique et dynamique.

De  prime abord, quand on pense à la musique aux temps du Premier empire, on pense à des musiques sympathiques et agréables, mais relativement académiques. Quelles sont les qualités de ces musiques ? 

Je pense qu'on connaît mal ce répertoire et qu'on lui a mis cette étiquette injustement. Les interprètes y sont peut-être pour quelque chose ... Nous sommes toutes les trois des femmes, d'une certaine culture musicale et littéraire, qui mettons un fort accent sur le besoin d'une certaine justesse d'expression, en même temps proche de la partition et profondément connectée au texte. Avec ces qualités-là, il était peut-être plus simple de rendre à ces mélodies, qu'on pourrait trouver désuètes, une certaine noblesse.

Ce qui a pu casser l’académisme, c’est de voir ces romances comme des chansons populaires, avec une certaine forme de simplicité et surtout d’honnêteté du sentiment, comme le préconise Étienne de Lacépède. C’est aussi le choix de pièces parfois engagées, pour certaines dans une forme de féminisme, qui nous aide peut-être à les rendre plus vivantes et incarnées.

Étienne de Lacépède (1756-1825) reprend toutes les caractéristiques exposées dans les définitions précédentes en soulignant lui aussi le caractère « touchant », « tendre », « naïf » et d’extrême simplicité de la romance, mais en y voyant surtout la renaissance d’une chanson moyenâgeuse d’amour « triste » et « mélancolique », et d’une chanson de femme :

Si au contraire la chanson doit porter le nom touchant de Romance, ce nom si cher aux âmes sensibles, et qui leur rappelle tant de pleurs et de charmes, que le Musicien lui donne un mouvement lent, une apparence naïve. Presque toujours la romance fut employée à raconter des événements douloureux, à peindre des affections tristes ; que le musicien se pénètre d’une douce mélancolie avant de la composer ; qu’il n’y répande que peu de notes ; qu’il ne s’y serve que de sons très-rapprochés ; que la voix, en la chantant, puisse de temps en temps s’arrêter pour imiter la démarche incertaine du chagrin ; que l’on ne paroisse proférer qu’une complainte affectueuse : s’il y mêle des accompagnements, qu’ils suivent la voix sans la troubler ; qu’ils n’attirent point l’attention ; qu’ils la laissent s’attacher toute entière à cette voix touchante dont l’expression peut être augmentée, mais ne doit jamais être voilée ; qu’il se souvienne que la romance remplissoit sa véritable destination, lorsque dans des temps plus simples que les nôtres, où l’innocence étoit plus pure, où l’amour étoit plus tendre, une beauté timide s’en servoit pour peindre ses affections secrètes! 

Pour Musique en Wallonie, vous prenez part à un double album qui met à l'honneur la compositrice Lucie Vellère. Comment avez-vous été amenée à collaborer à ce projet ?

J’ai sorti il y a trois ans un premier opus personnel sur la mélodie impressionniste et le Lied expressionniste : Licht in der Nacht chez Fuga Libéra / Outhere, qui a reçu un très bel accueil.

Suite à cette sortie, j’ai été contactée par Thibault Lenaerts qui passionné par le répertoire de la mélodie française et par Manuel Couvreur, le musicologue à la tête de Musique en Wallonie, avec cette demande de plonger avec eux dans la (re)découverte de l’œuvre de Lucie Vellère. Un projet mêlant compositrice, travail d’interprétation sur des mélodies et redécouverte d’un répertoire ne pouvait que me séduire 

On ne connaît pas du tout les œuvres de Lucie Vellère. Quelles sont leurs qualités ? 

D’abord, beaucoup de diversité sur l’entièreté de son œuvre, avec une constante sensibilité, à l’écoute de son temps, car dans la mélodie on entend Debussy, Fauré, avec une constante mélancolie et sensualité. Une grande intelligence d'écriture dans son rapport musique / texte.  Le style du recueil Toi & Moi évoque déjà une forme "parler / chanter"  comme dans La Voix humaine de Poulenc. Ce cycle fut une révélation pour moi, un mode d’expression proche de la parole, dans une finesse d’écriture et une illustration du sentiment poussée à son paroxysme.

Je me suis tournée, dans ma sélection, plus vers la musique "sérieuse" et moins celle dédiée à la jeunesse, mais même ces pièces-là sont d'une grande qualité.

Pour la Belgitude, évidemment ... ce sont mes racines, avoir la chance de travailler aussi pour ce label qui fait un travail remarquable au niveau musicologique (voir l'incroyable livret) et qui offre une visibilité à un pan de notre culture parfois passé sous silence.

Est-ce important pour vous de prendre part à ce mouvement de redécouverte des compositrices, en particulier une musicienne belge, pays auquel vous êtes liée ?

C’est essentiel ! J’ai vécu cette demande de Musique en Wallonie comme un véritable cadeau et un honneur de pouvoir être la première à graver une interprétation de cette musique. La pianiste Justine Eckhaut, que je connais de mon passage à Berlin, était aussi une alliée de choix pour défendre ce répertoire.

Je suis passionnée par mon métier d’interprète, à la recherche de l’expression juste entre le mot et la musique, en essayant de se rapprocher le plus de la pensée de la compositrice ou du compositeur. Ici, c’était un terrain vierge, ce qui était encore plus excitant mais aussi stressant, car j’ai l’impression d’avoir une réelle responsabilité… On peut tellement facilement passer à côté des choses dans la vie, si on n’est pas dans le bon éveil et le bon accueil !

Pour la Belgitude, évidemment… Ce sont mes racines ; avoir la chance de travailler aussi pour ce label, qui fait un travail remarquable au niveau musicologique (voir l’incroyable livret) et qui offre une visibilité à un pan de notre culture parfois passé sous silence.

Avant ces deux nouveaux albums, vous aviez déjà publié deux autres enregistrements, un premier récital sur le thème de la nuit et une intégrale des mélodies de Bizet. Est-ce que je me trompe si j'écris que vous aimez les projets qui sortent de l'ordinaire ? 

Disons que j'essaie de me tourner vers des projets qui font du sens dans mon existence d'artiste. 

Des projets personnels où je décide de tout, comme Licht in der Nach où j'ai mis en parallèle deux courants qui me touchent beaucoup ; puis comme le projet sur Bizet, où l'on m'invite à prendre part à un projet déjà existant et où j'essaie d'y mettre ma touche personnelle dans un esprit de collaboration. Mais comme je vous le disais plus haut, j'aime profondément ce métier d'interprète, peu importe le répertoire (même si la mélodie, grâce à sa dimension poétique, me passionne encore plus). J'aime raconter des histoires, j'aime incarner le mot, et dès qu'une occasion se présente de le faire ... je fonce ! Je m'assieds d'abord au piano, je laisse résonner les harmonies, je respire le texte, et puis comme dans une forme de méditation, j’écoute et je me laisse transporter par ce que j’entends. J’essaie de m’oublier un instant pour écouter profondément l’essence du morceau, du compositeur. De là naît la rencontre avec cet autre temps, que l’on transpose dans le présent.

Je pense qu’en tant qu’acteur culturel nous avons un devoir d’expression, mais surtout une responsabilité dans le monde à créer des projets qui véhiculent une pensée et une émotion pour créer du lien avec les autres. Avec la musique classique, c’est une possibilité de ranimer à chaque fois une tradition, une histoire… Être interprète, c’est être passeur d’histoire et d’émotion.

Quels sont les prochains projets que vous allez développer ?

Au disque, je vais proposer un prochain projet personnel sur les émotions qui nous traversent pendant la période de deuil.

Un parallèle entre Schubert et Bach, qui sortira chez Fuga Libera en juin 2026, et un autre sur la mélodie Vs la chanson est en gestation.

J’ai aussi participé à un enregistrement sur Carl Maria von Weber avec l’Ensemble Hexameron et Luca Montebugnoli, et puis un Orfeo de Monteverdi pour Harmonia Mundi Deutschland avec la Lautten Compagney de Berlin où j’interprète Proserpine et la Messagère…

Le site de Coline Dutilleul : https://www.coline-dutilleul.com/

A écouter :

Au salon de Joséphine. Avec Coline Dutilleul, Aline Zylberajch et Pernelle Marzorati. Ramée RAM2410

Lucie Vellère. La musique vient quand elle veut.Musique en Wallonie. MEW2513 

Crédits photographiques : Koen Broos

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.