Somnambulisme éveillé à Thouars

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Nichée dans une boucle du Thouet et flanquée des tours des belles églises romanes poitevines de Saint Médard et de Saint-Laon, la ville historique de Thouars, dans le département des Deux-Sèvres, possède un riche patrimoine et sort peu à peu de sa torpeur à la faveur de divers travaux de restauration et d’embellissements toujours en cours. Elle vient en outre de voir naître un nouveau festival organisé par deux jeunes musiciens du pays, Aglaé Bonnet et Léo Gaillard, qui entendent démocratiser l’univers de la musique classique dans leur ville natale d’une manière vivante et accessible à tous, au gré d’une programmation aussi intelligente qu’originale. Sous le titre un peu intriguant d’Harmonies somnambules, la première édition s’est déroulée durant le week-end du 29 au 31 août au MZ, un « Tiers Lieu » installé dans une ancienne école au cœur de Thouars qui a rencontré la faveur des thouarsais depuis sa création en 2023. Il fallait en fait être assez peu somnambule, mais au contraire très réveillé pour suivre les horaires de cette nouvelle manifestation dont les concerts avaient lieu à 7h30 et à 20h30, soit au lever et au coucher du soleil ! L’originalité de la programmation et l’excellence des jeunes artistes ont attiré un public nombreux, aussi bien dans la petite salle autour du piano que dans la salle principale, le temps incertain ayant empêché le déploiement de certains concerts en plein air dans ce qui fut autrefois le préau de l’ancienne école Jean Macé. Salle pleine pour les cinq concerts, succès total et mérité pour cette première édition. Bilan.

Coup d’envoi vendredi soir avec le très beau récital de la pianiste Élise Noaille. Conçu comme un programme racontant l’histoire d’Eurydice en mêlant littérature et musique avec des œuvres de Thelonious Monk, George Crumb, Joe Division, Zoltán Kodály, Ann Southam et Nadia Boulanger, ce parcours très poétique, aux sonorités parfois étranges, fournissait une véritable étoffe pour nos rêves.

Il fallait se lever tôt le lendemain matin pour un concert ressemblant à un tour de force avec le récital de mélodie française proposé par Emma Steiner, soprano et Alexia Roth au piano. Une première à cette heure inhabituellement matinale pour les deux jeunes musiciennes venues de Genève où elles ont suivi le cursus de la Haute Ecole de Musique. Chanter Fauré, Poulenc, Bernstein ou Bizet à 7h30 du matin n’a entamé ni leur talent ni leur bonne humeur. Voir se lever le soleil à travers les fenêtres du MZ au moment même où le poète dit « Je quittais la terre pour m’enfuir avec toi vers la lumière » était un réel moment de grâce. Et quoi de mieux pour poursuivre gaiement la journée que de conclure ce programme par La Diva de l’empire d’Erik Satie, chantée avec force œillades et par les Chemins de l’amour, cette valse ensorcelante que Francis Poulenc écrivit pour Yvonne Printemps sur des paroles délicieuses de Jean Anouilh.

Samedi soir, la petite salle de 50 personnes ne suffisait plus pour recevoir le Trio Ékonë (2 saxophones et piano) qui s’est finalement produit dans la grande salle au milieu des rires d’enfants, des conversations des convives et des bruits de vaisselle, une situation à revoir pour la prochaine édition. Valentin Arrayet et Malo Lintanf aux saxophones avec Edlira Braka au piano ont joué d’habiles transcriptions du Trio op. 264 de Carl Reinecke et des extraits des splendides 8 Pièces op. 83 de Max Bruch avec une rare sensibilité. Enchâssées dans ce programme romantique allemand, les très fines Bagatelles de Philippe Hersant, composées en 2007, apportaient une note contemporaine bienvenue grâce à leur écriture d’une grande subtilité parfois espiègle.

Nouveau rendez-vous matutinal dimanche matin avec le facétieux violoncelliste Stéphane Bonneau, professeur du Conservatoire de Thouars et de l’Ecole de musique de Parthenay, qui nous offrit, avec une bonne louche d’humour, un concert surprise aux allures de théâtre musical caricaturant l’hypothétique journée d’un violoncelliste, depuis son réveil difficile jusqu’au concert du soir, en passant obligatoirement par Johann Sebastian Bach, en l’occurrence sa fameuse Chaconne pour violon seul dont la transcription pour violoncelle exacerbe encore les difficultés d’exécution. Ce drôle de récital commençait par Pression, une pièce du compositeur allemand Helmut Lachenmann datant de 1985, dans laquelle le violoncelle est invité à produire des sons proches de la musique concrète. Conçue comme une sorte de provocation esthétique, cette pièce, assez subversive à l’origine, devenait carrément comique par le détournement qu’en a fait Stéphane Bonneau. Le lever du jour, illustré par Ai limiti della notte, une pièce tout en bruissements du compositeur italien Salvatore Sciarrino datant de 1979, se poursuivait par la rare Sonate pour violoncelle seul d’Eugène Ysaÿe restée largement en marge de ses célèbres sonates pour violon seul, bréviaire de tous les violonistes. C’est pourtant une oeuvre majeure de la littérature pour violoncelle solo qui fut défendue avec ardeur par Stéphane Bonneau pourtant peu habitué à jouer une oeuvre si difficile à l’heure du petit-déjeuner !

Ce nouveau festival riche en émotions se terminait en apothéose dimanche soir dans une salle comble et surchauffée par la présence de l’excellent pianiste François Mardirossian, parrain de cette première édition, qui fit somptueusement renaître le mythique concert du pianiste Keith Jarrett donné le 24 janvier 1975 à l’Opéra de Cologne (Köln concert). Organisé grâce à la ténacité d’une jeune fille de 18 ans, Vera Brandes, ce concert fut enregistré et est devenu un des disques de jazz les plus vendus dans le monde avec ses 3 millions et demi d’exemplaires écoulés. L’histoire de cette organisation chaotique vient d’ailleurs de faire l’objet d’un excellent film, Au rythme de Vera, du réalisateur Ido Fluk, sorti en juin 2025 que le cinéma de Thouars a programmé à l’occasion du festival Harmonies Somnambules

Redonné à Lyon par le même François Mardirossian le 24 janvier 2025, le jour du cinquantième anniversaire, ce concert, improvisé à l’origine, est aujourd’hui disponible dans une notation musicale autorisée du bout des lèvres par Keith Jarrett, afin de le rendre accessible à toute une génération de jeunes pianistes, assorti toutefois par la recommandation d’écouter l’original. A Thouars, le public a assisté à une véritable re-création, grâce à la fougue, à la virtuosité et à la forte personnalité de François Mardirossian qui a illuminé cette longue heure de musique en lui donnant un groove plein de feu intérieur.

Souhaitons longue vie à cette nouvelle manifestation qui fait honneur à la ville de Thouars, en espérant que ses deux fondateurs ne la financeront plus avec leurs deniers personnels, mais qu’ils trouveront l’écho et les soutiens nécessaires pour pouvoir la pérenniser et lui donner de l’ampleur. 

François Hudry

Thouars 29-31 août

Photographie : François Mardirossian pendant l’exécution du Köln-concert le 31.08.2025 à Thouars (crédit : François Hudry)

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