Mots-clé : Golnaz Shariatzadeh

Gaudeamus : 80 ans, le bon âge pour créer du neuf

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Avec d’autres, le festival Gaudeamus, initié en 1945 par Walter Maas, se confronte, édition après édition, à ce défi paradoxal : créer, inventer, renouveler – encore, toujours, encore un pas plus loin… Equation tout aussi impossible que celle d’une croissance économique infinie ou d’une consommation toujours accrue de ressources écologiques. La rencontre annuelle à Utrecht, peut-être inspirée par sa population particulièrement jeune (étudiante), mobile (à deux roues) et pétillante (les bulles de conversations des attablés le long des canaux), mise sur une radicalité sonore rafraîchissante, investit dans des résidences et un concours qui privilégient l’effronterie à la renommée, généralise le panachage des genres et des cultures et revendique la prise de risque – quitte à se fourvoyer ou à révéler des surprises inespérées.

Un risque que j’aime prendre moi aussi puisque j’y reviens et que je débarque aux alentours de la ville pour la troisième année consécutive, mouillé par l’averse (qui bientôt cesse), m’installe dans le gîte en face duquel m’observent en dodelinant des moutons dodus, puis rejoins le P+R et le bus vers le TivoliVredenburg, temple des musiques de tous genres en pleine ville, avec des salles de capacité variant de 400 à 2000 auditeurs, dont je gravis les étages (escalators aux rampes marquées des noms de célébrités musicales, puis escaliers pour pousser encore plus haut) – dès le lendemain, j’emprunte le Sprinter pour penduler chaque jour du village de Driebergen à la Centraal Station Utrecht.

Un risque qui laisse aussi l’étrange sentiment que la musique composée se fait ici moins « classique », amalgame exotisme et hardiesse, délaisse l’innovation pour la mixité, s’embrouille en brouillant les pistes : bien sûr, je n’ai pas tout vu ni tout entendu d’un festival qui propose pendant 5 jours 45 événements, prône l’interdisciplinarité, brasse une jeunesse ailleurs parfois à la traîne dans le domaine de la musique contemporaine, se délie des vieux liens avec une avant-garde aujourd’hui faisandée, écoute le monde plus que l’Occident – une autre notion particulièrement relative –, mais je ressors du Gaudeamus avec une impression très différente de celle que je retire d’autres rassemblements ambitionnant eux aussi de faire le point sur la musique de création – en Allemagne, en France, au Luxembourg, en Belgique, bref pas si loin des Pays-Bas : à Utrecht, plus qu’ailleurs, l’accent se met sur la fusion, le brassage plus que sur le concept, sur la performance plus que sur l’idée. Dans son état des lieux de la musique contemporaine néerlandaise, qui introduit le festival, le compositeur et percussionniste Bart De Vrees parle d’une « musique nouvelle néerlandaise […] en pleine santé et de plus en plus diversifiée […, qui] laisse une place à l'expérimentation, au croisement des genres et aux nouvelles sonorités […, issues des] rythmes électroniques, [du] hip-hop, [du] rock indépendant ou [de] la pop néerlandophone ». Un bien ? Un mal ? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse…

Gaudeamus festival : « Nous sommes ici pour l’art de demain »

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Découvrir un festival, c’est aussi fourrer son nez dans son environnement, l’endroit où il se love, où il prend ses aises : pour Gaudeamus, c’est Utrecht, quatrième ville des Pays-Bas avec près de 400.000 habitants, une des plus anciennes, avec ses quartiers de petites maisons en briques, en même temps qu’elle accueille pléthore d’étudiants -qui se chargent d’animer la ville et de déborder des pistes cyclables ; et renifler ces spécificités qui viennent de l’histoire, de la vie telle qu’elle s’est construite au fil du temps : pour le festival, c’est la volonté (« Un jour, je rendrai quelque chose à ce pays qui m'a sauvé. ») de Walter Maas, 36 ans, caché pendant la guerre, qui souhaite « faire [sa] modeste part pour […] la reconstruction culturelle des Pays-Bas » en ouvrant la Huize Gaudeamus au développement de jeunes musiciens, avec l’idée directrice de « faire progresser le développement musical en encourageant les talents authentiques ».

Trois quarts de siècle plus tard, de Bilthoven, en passant par Amsterdam avant de revenir à Utrecht, à côté de son lieu de naissance, les jeunes musiciens sont toujours au centre du travail de programmation du festival, qui privilégie la prise de risque au conservatisme, comme le confirme le compositeur Aart Strootman, lauréat du Prix Gaudeamus 2017 qui, dessinant l’état des lieux de la nouvelle musique néerlandaise -il rend au passage un hommage appuyé à Louis Andriessen-, rappelle que « les plus grands innovateurs dans le domaine de la musique sont les plus susceptibles d’être qualifiés de "à risque" » : ils sont souvent hors du cadre -commercial en particulier- mais c’est précisément là réside le « potentiel de croissance, d’aventure et de poésie ».

Chaque jour parmi les cinq que dure Gaudeamus, je suis confronté aux conséquences de cette prise de risque : ça ne réussit pas toujours -loin de là ; la programmation est d’ailleurs coutumière de critiques acerbes, même si elle peut s’enorgueillir de premières marquantes (les 100 métronomes du Poème symphonique de György Ligeti en 1963) et d’un rôle de défricheur de talents ultérieurement révélés (le concert d’ouverture de 1994 de l’Anglais Richard Ayres, à la renommée maintenant internationale, est qualifié dans la presse de « début désastreux » -il remporte pourtant le Gaudeamus Award cette année-là) : « Gaudeamus n'est pas là pour être applaudi, mais pour donner un espace aux jeunes compositeurs et artistes sonores qui explorent la terra incognita ».