Trifonov angélique

par

Olivier Messiaen : Les offrandes oubliées, méditation symphonique
Frédéric Chopin : Concerto pour piano et orchestre n° 2, op. 21
Alexander Skryabin : Symphonie n° 3, op. 43, "Le poème divin"

Valery Gergiev direction - Daniil Trifonov piano - London Symphony Orchestra
Le jeu de Daniil Trifonov relève à n'en pas douter de la magie. A vingt-deux ans, il est certainement le meilleur interprète de Chopin de sa génération. Ce jeune homme en début de carrière a déjà à son actif de nombreux prix à divers concours internationaux, une aisance évidente à monter du répertoire, et un bel encadrement qui lui permet de jouer avec de grands chefs comme hier soir à Bruxelles où l’attendaient Valery Gergiev et le LSO. Le jeu de Trifonov atteint des sommets : une aisance technique incroyable pour développer un sens du toucher absolument divin, une grande intelligence musicale et un soin permanent à la qualité de son. Les Concertos pour piano de Chopin sont des oeuvres assez particulières; elles brillent plus par l'abondance de thèmes inoubliables au piano que par la qualité de l'orchestration. Mais avec un orchestre de cette qualité et un chef aussi expérimenté, un Concerto pour piano de Chopin prend une tout autre dimension. La partie orchestrale prend sens : bien écrite et équilibrée afin de laisser en permanence chanter le soliste. Dès l'introduction de l'orchestre, on mesure le soin apporté par Gergiev avec les musiciens du LSO à valoriser le peu d’éléments dont ils disposent, à jouer simplement cette musique sans vouloir lui prêter plus qu'elle ne veut apporter. Un son ample et chaleureux permet à Trifonov de rentrer totalement et aisément dans l'oeuvre. Et on a eu droit à une véritable leçon de cantabile. Daniil Trifonov n'est pas qu'une ex-bête de concours ou virtuose, c'est un grand musicien sensible, investi et très communicatif. Là, il ne fait plus qu'un avec la musique, rien ne pourrait l'arrêter. Il s’y plaît, souligne des contre-chants, des inflexions, nous prend par la main et nous montre telle harmonie, tel enchaînement,…. Le concerto devient un véritable opéra, avec un orchestre parcimonieux et subtil. Remarquable aussi chez Trifonov, cette manière de timbrer même dans les nuances très douces, là où l’on s'attendrait à devoir tendre l'oreille pour le suivre. Dans les nuances les plus infimes, il est clair, fluide, parfaitement audible, suivi par Gergiev dans ses nuances et phrasés sans perdre pour autant la pulsation et l'agogie. Chopin était entouré de deux oeuvres compliquées pour l'orchestre, très exigeantes techniquement et musicalement mais avec la même thématique : le dépassement de soi, l'extase. Les offrandes oubliées de Messiaen est une oeuvre de jeunesse mais on y perçoit déjà bien le langage du compositeur, une grande religiosité, un langage clair et assumé et une belle perception des couleurs de l'orchestre. "Couleur" est le mot juste aussi la Troisième Symphonie "Le poème divin" de Scriabin. C’est, comme l'oeuvre de Messiaen, une oeuvre à programme dont le but est de redonner une liberté à l'homme dans le plaisir et la joie. Messiaen et Scriabin, deux compositeurs dont le rapprochement est heureux : grand sens du religieux, musiques chargées de sens et de programmes, goût du mysticisme et avaient cette capacité, qu'on appelle synesthésie, à voir de la couleur quand ils entendent une harmonie ou des notes. Cette symphonie en impose par ses thèmes cuivrés solennels et puissants ; les cors et trombones, nombreux et très présents, donnent à l’œuvre un caractère apocalyptique.
Deux oeuvres puissantes et divines, bien choisies pour entourer ce jeune pianiste qui, quand il pose les doigts sur le clavier, devient salvateur et prophète.
François Mardirossian
Bruxelles, Bozar, le 1er avril 2014

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