"Au Monde" de Philippe Boesmans, création mondiale

par

Charlotte Hellekant (La fille aînée), Werner van Mechelen (Le fils aîné) ,Patricia Petibon (La seconde fille), Frode Olsen (Le père), Stéphane Degout (Ori), © Bernd Uhlig

Une chose est sûre: en choisissant de collaborer avec le dramaturge Joël Pommerat pour son sixième opéra (le septième si l’on compte son orchestration du Couronnement de Poppée), Philippe Boesmans n’aura pas opté par la facilité. Le livret -adapté par l’auteur au départ de sa pièce de théâtre éponyme- décrit un oppressant huis clos familial mettant aux prises les membres d’une famille fortunée, dans un cadre où l’amour est affreusement absent et les rapports entre personnages semblent régis plus que tout par la force (dont celle de l’argent), le pouvoir, l’ambition, les haines rentrées et de lourds non-dits. Le livret oscille entre le symbolisme du Maeterlinck de Pelléas et Mélisande (avec tous ces personnages qui semblent cacher d’inquiétants mystères et s’expriment souvent par des phrases assez creuses et sentencieuses, mais dont on peut imaginer qu’elles cachent de secrètes et profondes -voire indicibles- souffrances) et les inquiétantes fausses banalités qu’on trouve proférées par les protagonistes, toujours insatisfaits et rêvant d’une vie meilleure, des grandes pièces de Tchekhov.
Outre le père, patriarche vieillissant incarné avec la dignité qui convient par un Frode Olsen qui avait tenu, bien que souffrant, à participer à cette première, la famille comprend encore trois soeurs (Tchekhov encore?). Charlotte Hellekant incarne avec une dignité blessée la fille aînée, enceinte depuis longtemps (elle affirme ignorer de qui) et murée dans une étrange solitude et qui a, pour s’occuper d’elle, à son service la femme étrangère, incarnée par l’actrice Ruth Olaizola, complice de longue date de Pommerat et qui s’exprime de temps en temps dans d’explosives tirades en basque. La deuxième fille, une capricieuse vedette de la télévision, bénéficie de la prestation magnifique de Patricia Petibon dont la beauté de la voix, l’abattage et la diction cristalline sont également remarquables. Quant à la plus jeune fille, une enfant adoptée, elle est la seule à apporter un peu de lumière dans cet univers accablant et bénéficie ici de la prestation fraîche et spontanée de Fflur Wyn. Les autres rôles masculins ne sont pas moins bien tenus. Le baryton Werner Van Mechelen incarne avec beaucoup de conviction le fils aîné, Yann Beuron offre son élégant timbre de ténor lyrique au personnage du mari de la fille aînée, et Stéphane Degout est simplement remarquable dans le rôle d’Ori (le seul des protagonistes à avoir un nom), le fils favori qui, ayant renoncé à une carrière militaire, accepte après bien des atermoiements de succéder à son père alors que sa vue, inexorablement, décline.
La mise en scène, également assurée par Joël Pommerat, est une véritable réussite. Le décor, pour sévère et minimaliste qu’il soit (deux grands panneaux noirs sur les côtés de la scène et un autre dans le fond de celle-ci, interrompus par de grandes colonnes de lumière, un mobilier réduit au strict minimum- une table et des chaises pour la réunion de famille qui ouvre l’oeuvre, un lit ou des fauteuils dans d’autres scènes) sert d’écrin parfait à une rigoureuse et impressionnante direction d’acteurs.
Mais le véritable héros de cette commande de la Monnaie est Philippe Boesmans. Etonnamment juvénile, le bientôt octogénaire compositeur belge, tel un moderne Janacek ou Verdi, se rit des années pour nous offrir une musique extraordinairement libre et pleine de vie en dépit de la noirceur du sujet qui en aurait sans doute rebuté plus d’un. On reste stupéfait devant ce naturel, cette invention sans cesse féconde et jaillissante où l’on retrouve certes l’influence du Debussy de Pelléas dans le traitement de la voix, mais où les trouvailles mélodiques et d’orchestration se succèdent au plus grand enchantement de l’auditeur (ah, ces petits traits d’accordéon...). Outre ce plateau vocal de choix, Boesmans n’aurait pu rêver meilleurs interprètes dans la fosse que Patrick Davin et les musiciens de l’orchestre de la Monnaie. Galvanisés par la direction à la fois précise et chaleureuse du chef liégeois, les musiciens de l’orchestre ont fait assaut de coloris subtils et de beauté des timbres.
A l’issue de la première, Peter de Caluwe fit son apparition sur scène pour évoquer, une fois de plus, Gerard Mortier qui fit tant pour remettre la Monnaie au premier rang des maisons d’opéra européennes et rendre également hommage à Bernard Coutant, fraîchement retraité après avoir réussi à assainir les finances de la scène bruxelloise. Puis il révéla que dorénavant une pastille de scène portant le nom de Philippe Boesmans figurerait en-dessous de la loge royale. Le compositeur, agréablement surpris, accueillit cet hommage mérité avec la gentillesse et la modestie qu’on lui connaît.
Patrice Lieberman
Bruxelles, La Monnaie, le 30 mars 2014

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