Trois visages du piano à La Roque d’Anthéron
Le 45ᵉ édition du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron illustre, une fois encore, la richesse et la diversité de l’univers de cet instrument. Les trois soirées que nous avons passées au Parc du Château de Florans en seraient, à elles seules, la preuve éclatante.
Nuit du piano avec Hayato Sumino alias Cateen
Hayato Sumino faisait, le jeudi 7 août, sa première apparition au Festival — et quelle apparition ! Il assurait à lui seul les deux concerts de la Nuit du piano : à 20 h, un programme « classique » (Bach, Mozart, Chopin) ; à 22 h, un programme « Cateen» — pseudonyme de sa chaîne YouTube suivie par 1,5 million d’abonnés —, orienté vers le jazz, mêlant arrangements de pièces célèbres et compositions personnelles.
Demi-finaliste de la dernière édition du Concours Chopin de Varsovie, il s’est montré relativement « sage » dans la première partie. Dans le Concerto italien de Bach, il distingue clairement les plans sonores, donnant ainsi l’illusion, sur un seul clavier, d’un véritable concerto baroque. Dans la Sonate “alla turca” de Mozart, il introduit dès l’exposition du thème des ornements parfois substantiels, ce qui ne sert pas toujours la lisibilité lors des reprises, qu’il joue toutes. La Deuxième Ballade et la Polonaise héroïque de Chopin, malgré une virtuosité indéniable, restent dans une interprétation assez conventionnelle.
Mais l’essentiel de son art éclate dans la seconde partie. Dès ses Variations sur la Marche turque, on comprend que son rapport au clavier est aussi naturel que la parole : le piano devient le prolongement de son expression. S’enchaînent le Prélude et fugue de Friedrich Gulda, des extraits des Huit études de concert de Nikolaï Kapustin, et deux pièces de sa composition inspirées de thèmes et formules mélodiques d’Études de Chopin. Il les interprète toutes avec une originalité et une aisance déconcertantes. Le sommet de la soirée reste toutefois son arrangement du Boléro de Ravel : débutant sur un piano droit préparé, placé perpendiculairement au piano de concert, il en module minutieusement sonorités, volumes et timbres, recréant la chatoyance de l’orchestration. Son arrangement met en lumière sa maîtrise des couleurs et des effets orchestraux.
En bis, ses Variations sur “Ah ! vous dirai-je, Maman” — vues plus de 12 millions de fois sur YouTube — montant en difficulté à chaque variation. Au-delà de la virtuosité, son inventivité mériterait d’être largement reconnue, y compris en tant que compositeur.
Mao Fujita : poésie au clavier

Le hasard du calendrier nous offrait le lendemain un second pianiste japonais : Mao Fujita, notamment lauréat du deuxième prix du Concours Tchaïkovski derrière Alexandre Kantorow. Depuis, il explore des programmes peu communs, comme les 24 Préludes op. 11 de Scriabine. Sa manière de saisir la fugacité de chacune de ces miniatures est d’une poésie admirable, quels qu’en soient les caractères, en explorant des nuances allant de p à ppp, ce qui capte l’écoute. Cela rappelle l’art d’Arcadi Volodos, dont il pourrait être un héritier.
Suivent les Variations sérieuses de Mendelssohn. On est littéralement happé par l’originalité de son interprétation — notamment un choral d’une ampleur et d’une lenteur inhabituelles —, qui dépasse les questions de phrasé, d’agogique ou de dynamique. Il y a chez lui quelque chose d’indéniablement unique, une incarnation véritable, difficile à décrire par les mots ; ses enregistrements (il a gravé les Préludes de Scriabine pour Sony Classical) ne la transmettent pas non plus. Seule l’expérience du concert permet de ressentir cette intensité.
La suite du programme se concentre sur les premières périodes de Beethoven (Première Sonate), de Wagner (Albumblatt) et de Berg (Douze Variations sur un thème original). Ici, le début de Berg reprend le même accord que la fin de Wagner, soulignant habilement une continuité esthétique. La dernière pièce de la soirée, La Mort d’Isolde de Wagner, devient pour Mao Fujita un terrain d’exploration onirique : aucun pathos, aucune passion brûlante des amants, mais une profondeur de sentiment privilégiant une contemplation presque transcendante.
Son originalité s’exprime aussi dans le choix du bis : Stances à Madame de Pompadour de Déodat de Séverac dans lesquelles il prolonge l’exploration de l’intimité.
Nelson Goerner en maître

Depuis des années, le pianiste argentin Nelson Goerner a conquis un statut de grand maître du piano sur la scène internationale. Ce soir-là, son récital confirmait pleinement cette envergure. Son programme ne cherchait pas l’originalité à tout prix — quoique l’Arabesque de concert sur “Le Beau Danube bleu” de Schulz-Evler, en conclusion, relève assurément de la curiosité — mais il allait droit au cœur du grand répertoire : 28ᵉ Sonate de Beethoven, Carnaval de Schumann, et les dix Préludes op. 23 de Rachmaninov.
Sous ses doigts, ces œuvres mille fois entendues révélaient soudain un autre visage, des notes et des expressions dont on n’aurait jamais soupçonné l’existence. Le Carnaval est une véritable fête, foisonnante et exaltante : tout fourmille à différents niveaux, visibles ou dissimulés, ici prêt à bondir, là contemplatif face à la cacophonie. Les notes pointées si caractéristiques de Schumann ravivent les sentiments, mais différemment à chaque apparition ; et, dans cette profusion, le discours demeure d’une clarté exemplaire. Rarement assiste-t-on à une telle fièvre joyeuse.
Avec les Préludes de Rachmaninov, Goerner touche presque au céleste. Dans l’Alla marcia en sol mineur, la régularité rythmique ne vire jamais au formalisme et n’empêche pas un lyrisme intime. L’Allegro vivace évoque des dentelles sonores aériennes, tandis que le Largo final résonne comme une confidence. En jouant l’ensemble des dix pièces, il construit un récit, à l’instar du Carnaval : un parcours à travers les états multiples de l’âme humaine.
Pour finir, l’Arabesque de concert sur “Le Beau Danube bleu” est un pur plaisir, exploitant toutes les ressources pianistiques sur des thèmes familiers, sans jamais sombrer dans la vulgarité ni la virtuosité gratuite. Chaque note — et elles sont innombrables — trouve un rôle précis dans une structure parfaitement maîtrisée, rendant l’ensemble d’une légèreté surprenante.
Face à l’ovation debout, il offre trois bis, dont un Nocturne opus posthume de Chopin, remarquable par la finesse et la sensibilité de ses rubatos.
Concerts des 7, 8, 9 août, à l’Auditorium du Parc du Château de Florans, La Roque d’Anthéron
Victoria Okada
Crédit photographique © Valentine Chauvin