Une Elektra de Richard Strauss, étonnant fruit de la pandémie

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Richard Strauss (1864-1949) : Elektra, opéra en un acte. Barbara Krieger (Elektra), Sanja Anastasia (Clytemnestre), Astrid Weber (Chrysothémis), Sotiris Charalampous (Egiste), Jochen Kupfer (Oreste). Orchestre Expérience, direction Julien Salemkour. Date d’enregistrement non précisée. Notice en allemand. Texte du livret non inclus. 88’ 41’’. Un album de deux CD Solo Musica SM484. 

Voici un album qui crée dès l’abord une certaine perplexité. Il s’agit d’une gravure effectuée par le Knutson Studio de Berlin, date non mentionnée, avec un orchestre dont l’appellation ne fait référence à rien de connu et au sujet duquel la notice ne fournit aucune explication ; on ne connaît pas non plus l’origine du chœur, oublié dans la liste des interprètes. Piqué par la curiosité, en creusant, on apprend qu’il s’agit d’un projet réalisé pendant la période du Covid, dans un contexte particulier. L’orchestre a enregistré seul toute sa partie (mais cela ne nous donne pas plus de renseignements sur les musiciens concernés). Ensuite (quand et comment ?), les solistes du chant ont chacun fourni leur prestation sur la partie orchestrale préexistante, dans leur lieu de résidence confiné. Si l’on comprend bien, les protagonistes n’ont probablement pas été confrontés les uns aux autres de façon directe ! On est donc en présence d’un objet très particulier, qui a dû demander des prouesses techniques dont on ne prend pas conscience à la simple écoute. Une gageure qui interroge : exploit ou folle aventure ?  

On sait qu’Elektra, sur un livret du poète autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), qui en écrira plusieurs autres pour Richard Strauss, a été créé à Dresde le 25 janvier 1909. On sait aussi que l’opulente orchestration se développe dans un climat de grande violence. La présente version ne passe pas à côté de cet aspect fondamental, notamment grâce au travail des cuivres, mais l’ampleur que l’on découvre dans de prestigieuses gravures de référence (Mitropoulos, Böhm, Karajan, Solti, Sawallisch…) s’oriente plutôt ici vers une expressivité dont les reliefs sont lissés. On est séduit, pas transporté, tout en sachant gré au chef Julien Salemkour, seul nom qui émerge du lot orchestral non identifié, d’avoir opté pour la fidélité rigoureuse à la partition. Né à Hanovre dans une famille d’origine allemande et algérienne, Salemkour a étudié notamment avec Michael Gielen et a été l’assistant de Daniel Barenboim au Staatsoper de Berlin. La caractéristique de sa direction, c’est en fin de compte de ne pas adopter la démesure que l’on attend. À son actif, on lui concédera qu’il laisse ainsi aux chanteurs, dont les voix se sont greffées sur ses choix, une lisibilité de texte et de ligne.

Les voix ! Un défi redoutable à relever quand on évoque, pour le rôle-titre, les noms d’Inge Borkh, Birgit Nilsson, Astrid Varnay ou Hildegard Behrens, qui ont enflammé le personnage. Formée au Mozarteum de Salzbourg, familière de Beethoven, Wagner et Richard Strauss, Barbara Krieger incarne Elektra avec une vraie conviction, qui semble s’attacher surtout aux aspects psychologiques (ce que Salemkour a voulu aussi souligner). Si elle assure globalement, elle n’efface pas le souvenir des grands noms précités. Du côté féminin, la Clytemnestre de la Serbe Sanja Anastasia, qui a étudié à Graz et à Vienne, et s’est fait connaître dans des opéras italiens, fait état d’une projection assez généreuse, mais nous sommes loin de Regina Resnik ou Martha Mödl, tandis que la Chrysothémis d’Astrid Weber suscitera des réserves, les aigus n’étant pas très maîtrisés. Du côté masculin, Jochen Kupfer, Oreste résolu, et Sotiris Charalampous, Egisthe attachant, sont bien en place et en voix. On peut, vu les circonstances, accorder aux solistes une note de satisfaction.

Que conclure face à cet « objet » insolite ? On saluera la décision de graver Elektra dans sa version intégrale ; on saluera aussi l’audace qui consiste à performer dans un contexte que l’on a du mal à qualifier, vu les circonstances. S’il ne remet pas en cause la discographie, cet album, témoin d’une expérience en temps de Covid, mérite que l’on s’y attarde. Le nom de cet orchestre mystérieux est adapté à la réalisation. Il s’agit bien d’une folle aventure…

Son : 8    Notice : 4    Répertoire : 10    Interprétation : 7,5

Jean Lacroix         

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