Une généalogie des Dallery, facteurs d'orgue : enquête sérieuse et style frais

par

Marie-José Leclercq. Les Dallery. Une famille de facteurs d'orgues dans les remous de l'Histoire. Books on Demand. Broché 560 p. 17×22×3,4 cm. ISBN 978-2-3224-1225-9

Les Dallery ? Voilà précisément cinquante ans, un article de Geneviève Genisson, paru dans la revue L’Orgue (n° 148, 1973/IV), se penchait sur ces « facteurs d’orgues et inventeurs, aux XVIIIe et XIXe siècles ». Mais de mémoire, personne ne leur avait encore consacré un tel panorama que celui qui nous occupe ici. Puisque les remerciements citent la fameuse maxime de Boileau (vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage...), on se permettrait de convoquer un autre moraliste, celui qui écrivait « ce sont les passions et non les intérêts qui mènent le monde ». Car il faut une bonne dose de courage et d'abnégation pour s'aventurer dans la rédaction d'un tel pavé, hommage à une parentèle française et principalement deux de ses figures, en charge officielle auprès du Roi et de l’Empereur, à une époque de transition coincée entre les ravages révolutionnaires et l'avènement de Cavaillé-Coll : Charles (1702-1779), Pierre (1735-1812), respectivement actifs dans la Picardie et la région parisienne. Leurs descendants Pierre-François, Louis Paul, Thomas Charles Auguste, s’investirent plutôt dans la rénovation et l’entretien, alors que florissaient les entreprises alsaciennes des Callinet (Rouffach), des Stiehr et Mockers, des Rinkenbach, des Bergäntzel, ou les Magen en Agenais, la maison Puget en terre toulousaine. 

Une dynastie éprouvée par l’infortune, dont ne subsiste « pratiquement plus de sépulture, quasiment plus d'orgues » si c'est né le vestige de la chapelle de la Sorbonne, inventorié en 1983 par Bernard Dargassies qui a préfacé ce livre. Parcourra-t-on ces quelque 535 pages comme celles d’un musée fantôme, d’un héritage dévasté et en déshérence depuis un siècle et demi, qui survit moins par l’objet que par ses traces dans les registres et rayonnages ? Et qui revit grâce à la valeureuse exhumation proposée par Marie-José Leclercq, manifestement éprise de son sujet, exploré avec un soin de bénédictin.

On doit saluer le zèle de cette ancienne administratrice d’orchestre, attachée de presse et agent artistique. Elle n'a pas perdu de temps (surtout sous la contrainte sanitaire qui n’a pas facilité les déplacements pendant la pandémie) pour ainsi amasser et ordonner en cinq ans une telle somme de documentation, depuis qu'elle interrogea en 2017 ce lien de collatéralité avec les Dallery, à l'occasion d'une investigation généalogique. Par son labeur d’enquête aux fondements mêmes, digne d’un travail de thèse et témoin d’une volonté d’exactitude (un chapitre ratisse les erreurs de référence rencontrées durant les recherches), par une mise en page diversifiée (tableaux, encadrés, innombrables clichés d’archives et photos in situ signées de l’auteur qui d’Argoules à Bourges a dû arpenter menu bien du pays...), par une contextualisation significative nourrie de rappels historiques et d’apostilles, par sa plume vive et pragmatique : Marie-José Leclercq met en œuvre l’ambition la plus sérieuse pour donner sens et vie à sa fresque familiale.

Deux tonalités y dominent. D’abord celle d'une fatalité presque tragique, d’un métier en soi difficile et en l’occurrence aux prises avec une époque particulièrement troublée de l’histoire hexagonale et de ses églises qui malgré l’anticléricalisme ambient tentèrent de sauvegarder le patrimoine organistique. Ensuite celle d’une compréhensible volonté de réhabilitation de ses lointains aïeux. L’évident plaisir à lever le voile sur ces ancêtres oubliés ne dissipe pas l’amertume. En toute lucidité. Motivant de justes indignations, par exemple envers le respect dû à l’abbé Louis Gabriel (1762-1826), docteur en théologie qui termina sa carrière amiénoise comme recteur d’Académie, dont la tombe aurait été tout bonnement évincée du cimetière de La Madeleine.

De l'aveu même de l’auteur, son ouvrage ne relève pas du roman biographique –la forme choisie ne se prêterait d’ailleurs guère au récit au long cours. Si l’on admet aussi qu’il ne s’accorde pas le recul et les transversalités nécessaires pour en extrapoler les enseignements organologiques, on ne le lira donc ni comme une saga, ni comme une analyse technicienne, ni comme un essai en esthétique. Se pose alors la question du public concerné par ce reportage hybride et touffu. Malgré la mise en perspective, malgré la genèse détaillée de 17 instruments offerts en portrait, malgré les commentaires qui apportent du liant, le résultat ressemble à une accumulation de sources primaires où l’amateur de buffet à tuyaux souhaiterait peut-être un regard synthétique, moins « administratif ». L’ouverture en conclusion se limite d’ailleurs à un appel à conforter certaines informations d’état-civil. Le lecteur mélomane apprécierait que soit davantage évoqué l'enjeu même de la facture, confronté à d'autres artisans contemporains tels que les Lépine, Louis Lefebvre, Jean-Baptiste Micot, Claude Parisot, ou Jean-André Silbermann, et bien sûr Clicquot dont les réalisations connurent à l’heure de la postérité meilleure fortune que « l’écho perdu » des Dallery. En tout cas, en abondant à foison et par les destinées singulières la connaissance de la condition et de la tradition organières au confluent de l’Ancien-Régime, cet épais matériau se consulte intrinsèquement avec intérêt, et mérite de renseigner les études académiques les plus pointues.

Christophe Steyne

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