Alina Ibragimova signe une version éblouissante des 24 Caprices de Paganini

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Nicolo Paganini (1782-1840) : 24 Caprices op. 1. Alina Ibragimova, violon. 2020. Notice en anglais, en français et en allemand. 104.30. Un album de deux CD Hyperion CDA68366.

Loin d’être une excroissance monstrueuse, la virtuosité est un élément indispensable de la composition musicale. Cette remarque de Franz Liszt, bien mise en évidence dans la notice du présent album, éteint tout éventuel débat sur la nécessité de ces études à la fois brillantes, extravagantes et riches en modulations, mais qui se révèlent aussi lyriques ou poétiques. Chacun de ces caprices, composés entre 1802 et 1820, année de leur édition milanaise chez Ricordi (Paganini ne les joua jamais en concert), forme, au-delà de la technique, un petit récit expressif, avec sa propre personnalité musicale, ludique, démonstrative ou pleine d’émotion. Une magie s’en dégage, même s’il est peut-être préférable de ne pas écouter l’intégrale d’un bout à l’autre, surtout si la tension que l’interprète y injecte prend la forme d’un festival de sons. On a le souvenir de fabuleuses versions, qui ont marqué la discographie de façon indélébile : Michael Rabin en premier lieu, disparu en 1972 à moins de trente-six ans, qui en a livré une interprétation enflammée. Itzakh Perlman ensuite, presqu’au moment de la disparition de Rabin, comme pour reprendre le flambeau, dans une lumineuse perfection instrumentale très séduisante et aussi très engagée, où l’affectivité envahit chaque note, rendant l’ensemble si humain dans sa radicalité. Salvatore Accardo a joué la carte de la virtuosité chaleureuse, au cœur de laquelle le raffinement et une certaine approche de la douceur étaient mis en évidence. Mais il y eut aussi Ruggiero Ricci et sa hauteur de vues, Shlomo Mintz et son incisive densité, Ivry Gitlis et sa fantaisie, Thomas Zehetmair, James Ehnes, Tedi Papavrami et quelques autres, dont, parmi les plus récents, Ilya Gringolts, Augustin Hadelich ou Ning Feng. Chaque approche apporte un éclairage intéressant.

Cette fois, c’est Alina Ibragimova qui propose sa version, effectuée au Henry Wood Hall de Londres, en pleine pandémie, fin mai et début juin 2020. La virtuose russe (°1985) a étudié à l’Académie Gnessine à Moscou avant de suivre son père, devenu contrebassiste dans un orchestre londonien en 1996. La jeune Alina poursuit ses études à l’Ecole Yehudi Menuhin ; à l’âge de treize ans, elle se produit sous la baguette de ce dernier. Ce sera ensuite la Guildhall School, puis le Royal College of Music. Ibragimova compte à son actif un grand nombre d’enregistrements dont les Sonates et Partitas de Bach, les Sonates d’Ysaÿe ou celles de K.A. Hartmann. Des Caprices de Paganini, elle propose une vision surprenante de par la sensation globale d’intériorité que l’on ressent (un effet du lockdown ?) et par l’adoption de tempi généreux et larges, qui s’attardent parfois jusqu’à la contemplation (n° 4, 6 et 12), ce qui n’est pas sans interpeller. Est-ce un parti-pris de départ ? Toute forme de spectacle est en tout cas absente d’une interprétation qui, sous la facilité technique et la recherche du beau son, ne vise pas la facilité ni la vélocité. Alina Ibragimova affirme une volonté de grâce et de pureté instrumentale qui écarte d’office toute vocation didactique.

Dès le caprice n° 1, Andante, on entre dans un univers sans cesse en recherche de luminosité. Le violon est léger, et le n° 2 en si mineur n’évite pas les brisures, mais l’on ressent déjà cette concentration proche de la contemplation, qui étire le tempo jusqu’à la fascination. La suite n’est pas avare d’exercices brillants : coups d’archet, notes transcendantes, cadences rapides, mélodies sur une corde, opposition de sonorités (superbe n° 9), traits diaboliquement rapides (transcendant n° 13), écho de parade militaire, gammes bondissantes, flot de doubles croches… Tous les défis placés par Paganini sont affrontés avec rigueur et précision, mais l’esprit demeure toujours celui d’une tendance à l’idéalisation. Dans cette optique, qui demande un effort d’écoute, on est saisi par la beauté plastique, parfois astreignante dans sa volonté de pureté. On cherchera en vain un lien quelconque avec un romantisme affecté que d’autres ont eu l’idée d’y introduire, car ici tout est d’un geste souverain en quête de vérité artistique, et sans la moindre touche d’affectation. 

La présentation de chaque caprice de cet album précise le nom du destinataire de la dédicace. En réalité, Paganini a fait une adresse globale « Agli artisti », mais la notice explique que, dans sa partition annotée entre 1832 et 1840, on relève les patronymes de ceux auxquels il voulait rendre hommage dans une future édition, qu’il s’agisse de violonistes comme Henri Vieuxtemps (n° 1), Louis Spohr (n° 15) ou Andreas Romberg (n° 19), ou d’autres musiciens, comme Franz Liszt (n° 7) ou Sigismond Thalberg (n° 11). Paganini se dédie à lui-même le tout dernier caprice, le n° 24 dont le thème suivi de onze variations inspirera Brahms, Rachmaninov et Lutoslawski. Alina Ibragimova semble s’approprier chaque caprice comme s’il lui était offert à titre personnel. On ne sort pas indemne de sa version épurée et imaginative, en fin de compte si envoûtante, si intime et si marquée par le magnétisme qu’elle dégage, que d’aucuns qualifieront peut-être de narcissique. Pour rejeter cet éventuel reproche, il faut aller à l’écoute du n° 17, ce mouvement dansant que l’on a pu comparer à l’apparition d’une danseuse étoile, que l’on considère comme l’exemple le plus difficile sur le plan technique d’écriture en octaves de tous les Caprices, et que Liszt retranscrira dans l’une de ses six Grandes Etudes de Paganini. Ibragimova y est transcendante, tout simplement. Cet album de la virtuose russe s’inscrit dans la discographie comme une référence moderne.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

 

   

 

   

 

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