Christophorus réédite cinq chemins plus ou moins véridiques vers Hildegard von Bingen

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Wege zu Hildegard Von Bingen (1098-1179). Die Gesänge der Heiligen Hildegard aus verschiedenen Perspektiven. Ensemble für frühe Musik Augsburg. Sabine Lutzenberger. Baptiste Romain. Per-Sonat. Instrumentalkreis Helga Weber. Estampie. Livret en anglais et allemand ; paroles en latin traduites en allemand. Mai 1980 à novembre 2012. Coffret cinq CDs. TT 65’52, 53’18, 65’58, 46’58, 56’59. Christophorus CHR 77462

Les chants d’Hildegard von Bingen, selon différents points de vue : telle est la perspective de ce coffret fédérant la réédition de cinq albums, échelonnés sur une trentaine d’années, présentés non dans l’ordre chronologique, mais dans ce que l’on serait bien tenté de qualifier comme une progression à rebours dans la crédibilité et l’homogénéité stylistiques. Rappelons que l’œuvre musical de l’érudite abbesse rhénane du XIIe siècle est préservé dans deux principaux manuscrits, le Riesencodex de Wiesbaden, et le Codex Villarensis, confié depuis 2017 à l’Université de Louvain.

Le versant le plus ancien remonte à 1980 (CD 4), documentant quelques antiennes (Caritas abundat in omnia, O virtus sapientiae, O quam mirabilis, Hodie aperuit nobis clausa porta, O frodens virgo), répons (O clarissima mater) et un Alleluia, curieusement mêlés à la vocation mariale telle qu’elle s’incarne dans l’antichambre de la Renaissance : des motets de John Dunstable (c1380-1453), de Johannes Brassart (c1405-c1450), et un Magnificat de Guillaume Dufay (c1400-1474)… postérieurs de quelque trois siècles. La chaste monodie qu’exhale Almut Teichert-Hailperin, contourée dans une acoustique sèche qui durcit les hautes échappées (O frodens virgo), contraste évidemment avec les entrelacs polyphoniques, parfois alimentés par un groupe de violes, ou de trombones (sali par quelques bruits parasites sur Alma redemptoris mater). En fin de disque, flûtes à bec et bombardes gonflent le consort qui scande le Magnificat. Dans l’ensemble, la prestation se montre un peu corsetée. Aux commandes de cette équipe raidie, on salue en tout cas Helga Weber, pionnière de la résurrection du répertoire médiéval en Allemagne dès la décennie 1950.

Parmi sa discographie riche d’une quarantaine de réalisations, l’Ensemble für frühe Musik Augsburg se pencha par deux fois sur la sibylle du Rhin. Un album de 1990 la situait dans l’environnement de son temps, invitant Petrus Abaelardus (1079-1142) au gré de la mélodieuse hymne (ici un peu lissée) O quanta qualia et d’un planctus sur l’histoire biblique de David, Saul et Jonathan. L’école aquitaine émanée de l’Abbaye Saint Martial fournit trois intermèdes vocaux et instrumentaux dont l’élan rythmique et la bigarrure (chitarra saracenica, chalémies, vielle à roue) apportent une réjouissante récréation au sein des pages spirituelles. Fulget dies celebris se voit créditée à Hildegard par le tracklisting page 3, alors que l’air de cette entraînante séquence pour la Fête de la Transfiguration, aux origines obscures (peut-être un tropaire sicilien du XIIe siècle comme source primordiale), essaima concomitamment dans maints monastères de l’époque, y compris à Limoges -on la retrouvera aussi dans les Carmina Burana. Parenthèse : gage de la fertilité de cet envol, on notera la parenté avec Tempus transit gelidum, et même avec le vernal Sumer is icumen in d’Outre-Manche. Les propres contributions d’Hildegard sont chantées à voix nue (O magne Pater, O aeterne Deus, Ave generosa, O vis aeternitatis), accompagnée (O felix anima, O quam mirabilis, le déchirant O virtus sapientiae souligné de psaltérion), ou font l’objet d’un commentaire instrumental (O frondens virga, Ave Maria o auctrix vitae). Libre appropriation d’interprète, -rappelons que la musicologie ne certifie pas l’authenticité d’un tel accompagnement, ni même les bourdons. Et tout cas, ce panorama élargi et contextualisé ne manquera pas de plaire.

Une continente palette instrumentale (cordes pincées, frottées, flûte) convient bien au décor plus uniment fervent de Göttliches Licht capté en mai 1997 (CD 2, initialement paru sous le titre Celestial Stairs, -escalier céleste) qui brode autour d’une cérémonie de vêpres, incorporant quelques psaumes en Grégorien, et interludes instrumentaux, avant de s’achever sur l’épilogue du drame sacré Ordo Virtutum, représenté à la consécration de l’Abbaye de Rupertsberg en 1152. L’ambitus et les mélismes de cet ultime In principio sont magnifiés par la voix scintillante de Sabine Lutzenberger, qui s’éteint sur un vaporeux et bouleversant « porrigat ».

À travers son « Baiser de Paix », le premier CD offre le tribut le plus châtié, convaincant et cohérent, entièrement consacré à Hildegard, tiré du Dendermonde Manuskript conservant le Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum. Le programme se structure en plusieurs étapes, vouées à Marie, aux Onze Mille Vierges, au Saint Esprit, aux apôtres, puis à un moine et ermite du VIIe siècle d’origine irlandaise (Sancti Disibodi) qui fonda un monastère mixte près d’Odernheim am Glan, sous la règle bénédictine -Hildegard en devint abbesse. On retrouve la voix pure de Sabine Lutzenberger, membre de l’ensemble d’Augsbourg, qui se décante sur le sobre archet de Baptiste Romain (vièle, lyre), moyennant la concession new age de quelques planantes clochettes.

Le coffret se referme sur l’album Materia Mystica de 1998, hommage de l’ensemble Estampie à Hildegard, dont la réflexion sur les quatre éléments alimente un polyptique sur l’air, la terre, l’eau, le feu. Une sorte de retable de l’heroic fantasy, dans la mouvance folk orientalisante mâtinée d’électronique, à grand renfort de percussion. Un chaudron psychédélique qu’on écoutera comme tel, à l’imaginaire exorbité, dense et capiteux, parcouru de moments forts et même émouvants (la voix d’enfant de Werd als ein Kind, bientôt pilonnée de pulsations telluriques).

Stimulé par le best seller Canticles of Ecstasy, qui dépassa le million d’exemplaires vendus, l’auditoire de la visionnaire moniale bénédictine s’est considérablement étoffé depuis une quarantaine d’années, notamment grâce aux neuf albums de l’ensemble Sequentia de Barbara Thornton et Benjamin Bagby, que Sony compila en 2017 sous la couverture d’un grimoire. Moins complet, plus hétéroclite, le présent coffret pourra compléter ce legs fondamental. Ses propositions, pas toujours au faîte de la véridicité ni même de l’idiome attendu, n’en sont pas moins fertiles ou séduisantes. On regrettera finalement que Christophorus n’ait pas tiré de ses archives le portrait sonore imaginé à l’ère du vinyle par Monika zu Eltz et sa Schola de l’abbaye d’Eibingen.

Christophe Steyne

Son : 7,5-9 – Livret : 8 – Répertoire & Interprétation : 7 à 9,5

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