Otto Klemperer, intégrale symphonique

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Otto Klemperer, The Warner Classics Remastered Edition. Complete Recordings of symphonic works on EMI Columbia, HMV, Electrola & Parlophone. Solistes et orchestres, direction : Otto Klemperer. 1927-1971. Livret en : anglais, allemand et français.  1 coffret de 95 CD Warner classics.  

Dans ce second article sur Otto Klemperer, nous analyserons en 3 axes l’art du chef au regard du coffret anniversaire qui reprend les enregistrements orchestraux, soit 95 disques, gravures réalisées au fil de la carrière du chef pour les labels EMI Columbia, HMV, Electrola et Parlophone. Il s’agit d’un premier coffret sur l’art de Klemperer, un second coffret avec les œuvres vocales et lyriques est annoncé pour l’automne prochain. Tous les enregistrements du coffret on fait l’objet d’un nouveau remastering sur base des sources. 

Le style Klemperer

Des commentateurs de l’époque, Klemperer était remarqué pour une objectivité de style. En effet, sa direction adopte souvent une certaine neutralité de ton qui le distingue de ses confrères. Sa baguette expurge toute forme de gras au profit d’un impact musical franc et direct. L’équilibre et l’absence d'effets démonstrativement narratifs sont la marque de beaucoup de ses lectures. Comme Klemperer l'avoua à son biographe John Freeman "je ne suis pas un romantique". Pour s'en persuader, écoutons les deux enregistrements de la "Danse des sept voiles" tirée de Salomé de Richard. En 1928, le chef est au pupitre de l'Orchestrer der Staatsoper Berlin et il dirige le morceau avec la fluidité et la virtuosité d'un scherzo travaillant les détails d'une masse orchestrale fabuleusement mobile. En 1960, le chef est au pupitre du Philharmonia et le geste est plus contrôlé avec un effet instrumental plus large mais une dynamique narrative portée par le soin aux contrastes et la palette des nuances. Dans les deux cas, ces interprétations refusent la débauche de sensualité et la froide virtuosité mécanique.

On sait Klemperer fortement marqué par Mahler, qu’il avait vu au travail et au concert, mais il avait une profonde admiration pour Toscanini, même si on peine à envisager des proximités entre les deux au-delà d'une lecture très différente de la notion d'objectivité.

Comme beaucoup de chefs de sa génération, Klemperer modifiait parfois sans scrupule les orchestrations, il avait ainsi fait sensation en augmentant considérablement les pupitres de la Symphonie n°5 de Beethoven.   

Écoutons la Symphonie n°5 de Schubert comme exemple de ce style de direction : elle se développe telle une lame d'acier qui tranche l’air. Le tempo est retenu mais le rendu instrumental est tiré au cordeau sans fioriture ou joliesse pittoresque. Les Symphonies de Brahms restent une grande lecture de référence servie par cette objectivité au profit d’une logique instrumentale et d’un sens de la progression mélodique. Si les Haydn ont passablement vieilli, quoi qu’ils refusent la boulimie, les Mozart sont à écouter avec attention. La direction du chef met en valeur la motricité et la modernité de l'écriture du compositeur.  Même si c’est lent au regard de nos pratiques actuelles, ce n’est jamais alanguis. Les "petites" symphonies que sont les n°25, n°29, n°33 ou n°34 sont ciselées comme des diamants d’une limpidité transparente tel un vitrail qui filtre une lumière rasante.  

L'intégrale des Symphonies de Beethoven a pendant des années été considérée comme une pierre angulaire avant d’être trop oubliée. Pourtant, il faut écouter ces gravures pour la fidélité à une rigueur de vue au service d’une lecture réfléchie. Certes, c’est lent, parfois très lent comme dans l’Allegretto de la Symphonie n°7, mais cette retenue impose une noirceur fantomatique et crépusculaire. La conduite de la ligne mélodique et des nuances restent des modèles absolus d’art de la direction. Complètement oubliées, les symphonies de Bruckner (n°4, n°5, n°6, n°7 à n°9) se hissent sur les sommets de la discographie avec des interprétations minérales, idéales d’équilibres. Certes, c’est un Bruckner de terrien, pas de mystistique ou de métaphysique en forme d’absolu, juste des lectures parfaitement envisagées sur la longueur et l’unicité globale. Mais c’est peut-être un Bruckner des origines, foncièrement musical.   

Du côté des grandes références, les ouvertures et préludes de Wagner, d’un impact instrumental saisissant mais jamais faussement démonstratif sont des étalons. Au même niveau, il faut placer les poèmes symphoniques de Richard Strauss, portés par une force instrumentale épique : Don JuanTill l’Espiègle et Mort et Transfiguration alors que les Métamorphoses décantées et velourées déploient un impact émotionnel intense. 

Le coffret propose quelques inattendus avec les symphonies n°4 à n°6 de Tchaïkovski, interprétations  grandiosement instrumentales, expurgées de pathos et de fatum. C’est dégraissé avec que du nerf au tonus idéal qui radicalise l’écriture de Tchaïkovski que l’on n'a jamais connu si moderniste. On place au même niveau une Symphonie en ré mineur de César Franck, noire de noire, granitique et concentrée, ou cette Symphonie Fantastique de rigueur et de contrastes. Autre chemin de traverses inattendu : deux valses (Valse de l'Empereur et Sang viennois) et une ouverture (La Chauve souris) de Johann Strauss portées par une rigueur qui en expurge le gras et les lourdeurs : une leçon pour tant de chefs du Concert du nouvel an à Vienne.

On sera moins convaincus par l’intégrale des symphonies de Schumann, trop raides ou les Mendelssohn très sombres et peu souriants, même si ce sont toujours des leçons de direction par l'imposition de visions sans concessions intimidantes. Dans les ouvertures de Beethoven, Mendelssohn, Weber et autres partitions opératiques, Klemperer, en chef de théâtre, sait convoquer les contrastes de la dramaturgie.

Du côté des modernes, pas trop de choses à se mettre souvent la dent. Stravinsky est représenté par la suite de Pulcinella, Petrouchka et la Symphonie en trois mouvements. On connaît des lectures plus aérées, virtuoses ou métriques, mais ne perdons pas de vue que Stravinsky estimait au plus haut point Klemperer au titre de l’un de ses meilleurs interprètes. A ce titre, la lecture de la Symphonie en trois mouvements en impose par son bloc orchestral compact et étouffant, tel un rouleau compresseur musical. Modernité aussi avec des gravures de haut vol de Nobilissima Visione de Hindemith et la Petite suite de l’Opéra de quat'sous de Kurt Weill. 

Relativement peu de concertos sont proposés par ce coffret : en tête d’affiche on peut placer le Concerto pour violon de Brahms avec David Oistrakh et l’Orchestre de la Radiodiffusion française. Galvanisés comme jamais, les musiciens parisiens et le soliste livrent une lecture d’une force olympique taillée dans la roche qui séduit tant par sa hauteur de vue que sa plastique apollinienne. La sonorité de l’orchestre est concentrée et forme un bloc épique, bien loin des autres témoignages plus ou moins débraillés de cette phalange sous d’autres directions. Au même niveau, les Concertos pour cor de Mozart avec Alan Civil, modèle de probité et d’écoute qui porte ces œuvres au rang de chefs d'œuvre absolus. On est un peu plus réservés par le Concerto pour violon de Beethoven avec Yehudi Menuhin ou les Concertos de Schumann et n°1 de Liszt  un peu trop propres avec Annie Fischer. 

Enfin, rencontre de tous les extrêmes au-delà des générations : le Concerto n°25 de Mozart et une intégrale des Concertos de Beethoven par le très jeune Daniel Barenboïm et le vénérable chef. Des lectures devenues des classiques de la discographie par leur élégance racée et leur force de concentration musicale.    

Chemin de traverses : Bach (Brandebourgeois et Suites), Haendel (Concerto grosso) ou Rameau (Gavotte et six variations dans un arrangement de Klemperer lui-même). Bien évidemment cela sonne vintage mais pas sans intérêt dans l’histoire de l’interprétation. Klemperer s’intéressait particulièrement à Bach qu’il a beaucoup enregistré et auquel il a consacré un intéressant article publié dans le New York Times en 1942. Klemperer dirigea Bach pour la première fois en 1921 avec le premier des Concertos brandebourgeois. A l’inverse de ses confrères, il dirigeait les musiciens depuis le clavier, voire même parfois le clavecin. Ses interprétations ont été remarquées par une sobriété et une objectivité qui rompait avec la tradition romantique. Les nuances et les dynamiques étaient au coeur de sa démarche interprétative.    

 Mahler selon Klemperer  

Otto Klemperer est, comme Bruno Walter, Oskar Fried ou Willem Mengelberg, un mahlérien de la première heure, de ceux qui ont pu approcher le maître, le voir travailler et comprendre sa musique au point d’en être les premiers vulgarisateurs. Mais plus jeune que ses confrères, il ne fut pas un proche collaborateur de Mahler mais ce dernier joua un rôle considérable dans sa carrière de jeune chef. 

Enfant à Hambourg, le jeune Otto croisait régulièrement le compositeur dans les rues de la ville. Mais la première rencontre se déroule en 1905 à Berlin. A l’occasion des répétitions de la Symphonie n°2 sous la direction d’Oskar Fried, Klemperer est chargé de l’orchestre en coulisse et bénéficie des conseils du compositeur. Ils se retrouvent en 1907 à Vienne : Klemperer vient lui jouer sa propre réduction pour piano de la Symphonie n°2 (hélas perdue) et il interprète de mémoire le “scherzo”. Mahler est impressionné et il le recommande. Cette carte de recommandation sera l’un des souvenirs les plus précieux du chef. Cet appui lui ouvre des portes : il devient chef des chœurs et assistant au Nouveau théâtre allemand de Prague. Il y recroise Mahler qui vient créer sa Symphonie n°7. Klemperer assiste également à de nombreux concerts sous la direction de Mahler et il est ébloui, il déclare à propos d’une de ses interprétations : “c’est phénoménal ! Je n’avais plus  qu’une seule idée : il fallait abandonner la profession si on n’arrivait pas à diriger comme cela”. Klemperer assiste également aux répétitions de la Symphonie n°8

Tout au long de sa carrière, Klemperer va défendre Mahler, mais pas toutes les symphonies «je ne suis pas un enfant stupidement enthousiaste : je n’aime pas tout ce qu’il a écrit. ». À propos de « l’adagietto » de la Symphonie n°5, il ajoutait  « c’est tout à fait charmant /…/ mais c’est un peu de la musique de salon. Dès lors, Klemperer ne sera jamais un intégraliste  !

Le mérite de Klemperer est d’autant plus grand qu’entre les années 1920 et 1950, la musique de Mahler est une terre inconnue hérissée de difficultés pour les orchestres. Il donne ainsi la première du Chant de la Terre dans la Russie révolutionnaire des années 1920 ou la Symphonie n°2 et le Lied von der Erde à Los Angeles. Mais cette ténacité n’est pas toujours récompensée. En 1935, il est invité à diriger l'Orchestre Philharmonique de New York pendant quatre semaines. Le chef principal de l'orchestre, Arturo Toscanini, était en Europe et Klemperer se voit confier des concerts d'ouverture de la saison. Mais le public new-yorkais est profondément conservateur ! Malgré l'avertissement de l'intendant selon lequel la programmation d'œuvres de Mahler serait très préjudiciable à la billetterie, Klemperer insiste pour donner la  Symphonie n°2. Si les critiques sont élogieuses sur le très haut niveau de l’interprétation, le ticketing est dans les abysses au point de créer un déficit dans les caisses de l'orchestre et lui barrer le poste de direction musicale au départ de Toscanini.  A partir de la fin des années 1950, le revival Mahler permet à Klemperer de diriger Mahler avec les meilleurs orchestres et à travers les continents jusqu’en Australie. On retrouve dans ce coffret des incunables : Symphonies n°2, n°4, n°7 et n°9 ainsi que le Lied von der Erde et des lieders avec orchestre : les Rückert-lieder et 2 lieder du Knaben Wunderhorn. Si le chef ira plus loin en concert dans la Symphonie n°2 (à Amsterdam et Munich), la Symphonie n°4 est une grande lecture par sa motricité instrumentale anti-narrative mais soigne le tissus musical comme jamais, faisant rimer cette oeuvre une radicalité moderniste que l’on ne lui associe que trop rarement. Si Klemperer est souvent “objectif”, il semble projeter ses doutes dans des lectures inégalées des Symphonies n°7 et n°9. La Symphonie n°7, l’une des plus lentes de la discographie, est un enfer dramatique, tout comme la Symphonie n°9 d’une force tétanisante. Quant au Lied von der Erde avec Christa Ludwig et Fritz Wunderlich, c’est l’une des plus grandes interprétations de la partition. 

 Klemperer : le compositeur 

Comme son idole Mahler, mais aussi à l'image de ses confrères Furtwängler, Walter ou Mengelberg, Klemperer était aussi compositeur. Il laisse une œuvre pas si négligeable numériquement  : six symphonies (seules les deux premières sont publiées), un concerto pour violon, une messe, neuf quatuors à cordes, de nombreux lieder et même cinq opéras inédits dont Le Fils prodige et Juda. Klemperer ne parvint jamais à s’imposer comme un compositeur reconnu et cela déboucha souvent sur de la jalousie envers certains de ses contemporains couronnés de succès. Même s’il se décrivait comme un chef qui compose, cette absence de reconnaissance comme compositeur lui laissa une meurtrissure. Malgré l’édition de quelques œuvres, Klemperer fut son seul interprète, payant souvent de sa poche des concerts. Le présent coffret nous propose ses symphonies n°2, n°3, n°4 et ses Variations pour orchestre, ses quatuors n°3 et n°7 et un florilège de petites pièces dont l’ironique Merry Walz, mariage bigarré de Johann Strauss et Kurt Weill. Bien évidemment, on ressent principalement l’influence de Mahler avec un ton noir et tragique. Schoenberg est également une autre source d’inspiration avec un modernisme du langage mais sans la radicalité de son confrère, comme si après la Nuit transfigurée, ce dernier était resté dans un post-romantisme légèrement moderne. La Symphonie n°2 est une œuvre intrigante. On perçoit une belle maîtrise de l’écriture, mais on se perd en conjectures devant les brusques changements de ton et contrasts de cette partition belle mais “instable”. La langage musical fait penser à Mahler, Berg ou Schoenberg par un ton sombre mais traversé de nuages de désespoir.  On est plus réservés sur les Symphonies n°3 et n°4, moins abouties dans ces brusques changements de ton avec des adagios dont la gravité presque désespérée étonne en contraste avec des éruptions qui vont penser à l’ironie d’un Kurt Weill. Il y a certes des aspects intéressants, mais ces œuvres peinent à s’imposer dans leur globalité.  Les quatuors semblent des exercices de styles un peu vains avec des expérimentations parfois très radicales comme dans le Quatuor n°3. 

En bonus, Warner propose un documentaire audio de Jon Tolansky qui retrace la vie du chef avec des témoignages de musiciens d'orchestre et de solistes.

Dès lors, dans son ensemble, ce coffret est une référence et un pilier de l’art interprétatif. Les Mahler, Brahms, Strauss, Wagner sont des fondements des discographies alors que la hauteur de vue du chef fait de sa discographie l’un des legs les plus importants du patrimoine musical. 

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