Hommage musical à la poésie galante de la Comtesse de la Suze

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Je m’abandonne à vous. Airs et chansons sur des poésies d’Henriette de Coligny, comtesse de la Suze (1623-1673) et pièces instrumentales de Sébastien Le Camus (1610-1677), François Campion (c. 1685/86-c.1747/48), François Dufaut (av. 1604-1680 ?), Sieur de Machy (16..-1692), Bertrand de Bacilly (1621-1690/96), Michel Lambert (1610-1696), Marin Marais (1656-1728), Henry Du Mont (1610-1684), Monsieur Royer (? - ?), Monsieur de Sainte-Colombe (c. 1640 – c. 1701), Honoré d’Ambruis (fl. 1660-1685), Robert Cambert (c. 1627-1677), Jean-Benjamin de la Borde (1734-1794), Jean-Baptiste Weckerlin (1821-1910) et Anonymes. Marc Mauillon, basse-taille ; Angélique Mauillon, harpe triple ; Myriam Rignol, viole de gambe. Avec la participation de Céline Scheen, dessus ; Antonin Rondepierre, taille et Alice Piérot, violon. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes poétiques en français avec traduction anglaise. 110.00. Un album de 2 CD Harmonia Mundi HMM902674.75. 

En 1701, dans une lettre qu’il adresse à Charles Perrault, Nicolas Boileau, l’auteur de L’Art poétique, fait l’éloge d’Henriette de Coligny, Comtesse de la Suze, dont il estime les élégies d’un agrément infini. Un compliment qui n’est pas mince de la part de l’un des grands noms de la littérature du temps qui reconnaît ainsi ce talent féminin. Née en 1623, Henriette est l’arrière-petite-fille de l’Amiral Gaspard de Coligny, homme d’état et chef huguenot, assassiné dans des circonstances atroces dans la nuit du 23 au 24 août 1572, lors du massacre de la Saint-Barthélemy. La notice biographique insérée dans l'album, signée par Mariette Cuénin-Lieber, évoque l’existence de « la femme libre » que fut Henriette de Coligny. Celle-ci épouse très jeune un noble qu’elle suit en Ecosse. C’est un mariage d’amour, chose peu courante à l’époque, mais l’époux décède trop vite. Elle est alors forcée de convoler en 1647 avec Gaspard de Champagne, Comte de la Suze, qui lui fait vivre une morne existence provinciale. L’entente se détériore rapidement. Henriette, montée à Paris, obtiendra après bien des difficultés d’être « démariée », selon le mot employé par Mademoiselle de Scudéry, une de ses amies. Convertie au catholicisme, attirée par les arts, jeune et indépendante, elle fréquente les milieux intellectuels et se met à écrire, domaine dans lequel elle va conserver son nom d’épouse, un recueil ayant paru dès 1653 sous le titre de Poésies de Madame la Comtesse de la Suze. Son style galant, centré sur le thème de l’amour, est apprécié. Au-delà de publications personnelles, on la retrouve dans des ouvrages collectifs ou dans des anthologies, jusqu’au XIXe siècle : Charles Nodier reconnaît son talent, Jean-Baptiste Weckerlin la met en musique. Au début du XXe siècle, un biographe dénigre la femme sans tenir compte de ses qualités littéraires ; par contre un musicologue signale l’intérêt que les musiciens du XVIIe siècle lui ont porté. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle dernier que ses écrits sont réhabilités, les recherches littéraires et musicologiques plus récentes rendant à Henriette de Coligny une juste place. L'album dresse un intéressant portrait poétique et musical d’Henriette de Coligny, le nom des compositeurs choisis montrant à quel point elle a été prise en considération.

Une manière d’aborder ce récital galant est peut-être de se donner le plaisir de lire, avant toute écoute, les textes poétiques de la comtesse de la Suze ; la musicalité s’y trouve déjà, comme en attente d’un ornement. On sera enchanté par un style raffiné et délicat, ainsi que par les thèmes renouvelés autour de l’amour, des souvenirs heureux, des délices des bois où l’on peut se cacher, des secrètes douleurs, des saisons propices, des troubles de l’âme ou des inévitables larmes. Avec une profession de foi qui résume la démarche globale :

Sans amour et sans tendresse
Il n’est point de doux moments :
Il faut soupirer sans cesse,
L’on n’est heureux qu’en aimant.

Le programme musical est intelligemment conçu. Pour savourer sans ambages le registre sensible dans lequel baigne cet enregistrement, réalisé en mai et juin 2020 dans la belle sonorité de la salle de concerts La Courroie d’Entraigues-sur-la-Sorgue (Grand Avignon), des pièces instrumentales viennent s’intercaler de temps à autre, renouvelant le plaisir que l’on éprouve à découvrir les inspirations des compositeurs, séduits par un lyrisme de bon aloi, nourri par l’existence de la Comtesse dont les passions semblent avoir été nombreuses, celle du vin qu’elle invite à déguster dans certains vers n’étant pas la moindre. Nous laisserons au mélomane le plaisir de découvrir le texte érudit de Thomas Lecomte, du Centre de musique baroque de Versailles, intitulé « La muse du Parnasse galant ». Ce spécialiste évoque les publications de la Comtesse, la première mise en musique, Laissez-moi soupirer, importune raison, dans les Meslanges de Henry Dumont en 1657, une longue série d’ouvrages parus entre 1658 et 1694 sous le titre Livres d’Airs de différents autheurs où l’on trouve dix-huit airs sur des poésies de La Suze, ou encore la fidélité d’un Sébastien Le Camus, luthiste et membre de la Musique de la Chambre du roi. La qualité du vaste éventail est constante, certains textes poétiques ayant même tenté plus d’un créateur. 

Pour mener cette affiche avec la substance qu’elle réclame, la voix claire de Marc Mauillon et son timbre riche, dont les ombres ne sont pas absentes, font merveille tout au long du parcours. Chez Harmonia Mundi, des albums consacrés aux Leçons de Ténèbres de Michel Lambert ou à Fauré et ses poètes ont déjà démontré la qualité de la déclamation du chanteur, sa capacité à transmettre l’émotion, son engagement permanent et surtout la clarté de la prononciation qui permet aux mots, dont l’importance n’échappera à personne, de recevoir les honneurs que leur cisèlement mérite en termes de finesse et de délicatesse. Car il s’agit d’un art subtil qu’il convient de mettre en évidence. La réussite est complète. Mauillon nous enchante tout particulièrement dans les douze airs inspirés de Sébastien Le Camus, dans les trois bijoux de Michel Lambert ou dans un air chanté a cappella de Bertrand de Bacilly. L’accompagnement instrumental d’Angélique Mauillon à la harpe et de Myriam Rignol à la viole relève aussi bien de la sobriété que de la souplesse. On est heureux de les entendre l’une et l’autre en solo, la première dans une superbe Suite en quatre mouvements de François Dufaut, la seconde dans un Prélude du Sieur de Machy ou dans une Chaconne de Monsieur de Sainte-Colombe. On baigne partout dans un contexte d’intimité bienvenue que l’on retrouve, au-delà du XVIIe siècle, dans un air mis en musique à la fin du règne de Louis XV par un proche de Marie-Antoinette, Jean-Benjamin de la Borde, ou encore, au milieu du XIXe siècle, avec Jean-Baptiste Weckerlin, spécialiste d’arrangements, notamment de bergerettes. Ce compositeur s’attache au texte Sans amour et sans tendresse dont nous avons cité un extrait ci-dessus. 

On n’oubliera pas de mentionner la participation occasionnelle de la soprano verviétoise Céline Scheen, notamment dans un superbe trio avec Marc Mauillon et le ténor Antonin Rondepierre dans l’air d’Henry Du Mont, agrémenté par la harpe et la viole, mais aussi par le violon d’Aline Piérot. On retrouve Rondepierre dans un air de Le Camus et chez Bertrand de Bacilly, où l’on célèbre le Muscat, ce qui peut inciter l’auditeur à faire de même, enivré par un récital de toute beauté. Cet album soigné ressuscite un univers méconnu : Henriette de Coligny n’a pas manqué son objectif principal, celui de servir les plaisirs de l’amour et de l’art.

Son : 10    Notice : 10   Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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