Jean-Luc Tingaud, Franck et Chausson symphonique 

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L’excellent chef d’orchestre Jean-Luc Tingaud poursuit son exploration du répertoire symphonique français. Après de précédentes parutions marquantes dont des volumes consacrés à César FRanck et Jules Massenet, il fait paraître un album consacré aux deux grandes symphonies françaises du XIXe siècle : celles de Franck et de Chausson. A cette occasion, il est au pupitre du Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin (RSB). Alors qu’il vient d’enregistrer un projet Fauré pour Naxos, il s’entretient avec Crescendo-Magazine. 

Votre nouvel album propose le couplage “classique” des symphonies françaises du XIXe siècle : celles de Franck et Chausson. Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer maintenant, ces deux œuvres ? 

Après avoir enregistré plusieurs symphonies françaises -Dukas, d’Indy- d’inspiration franckiste, le moment paraissait venu d’aborder le couple parfait que forment la symphonie de Franck et celle de Chausson. Ayant beaucoup dirigé Franck en concert, j'ai mûri une interprétation qui, je l’espère, restitue la forme si unique et le détail de cette orchestration magnifique. Quant à Chausson, c’est une partition qui me fascine depuis que je l’ai découverte pendant mes études ; cela fait donc longtemps que je pense à elle !

Ces deux partitions sont des monuments de la musique symphonique française. Que représentent-elles pour vous ? 

La Symphonie de Franck est une absolue perfection formelle, une symphonie qui couronne à la fois la grande tradition germanique et la polyphonie colorée, chère à l’école des organistes français. Du point de vue thématique, la simplicité des thèmes et leur correspondance entre eux sont des éléments fascinants de cette composition ; cela rappelle bien sûr le modèle beethovenien et ce n’est pas par hasard que pendant les décennies qui ont suivi la création de la Symphonie de Franck, Romain Rolland, Paul Dukas et tant d’admirateurs l’ont appelé 'l'autre ré mineur’ en référence à la IX° de Beethoven. 

La Symphonie de Chausson est beaucoup plus influencée par Wagner que par Beethoven ; en outre elle poursuit un programme, pas nécessairement explicité par le compositeur, mais tellement exprimé dans la musique, d’élévation des ténèbres vers la lumière, de rédemption au sens wagnérien. Du point de vue formel, elle n’a pas la perfection de celle de Franck, mais on l’aime comme une œuvre tellement singulière, regorgeant d’inspirations fulgurantes et de prémonitions de couleurs impressionnistes.

Pour cet album, vous dirigez l’excellent Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin. La symphonie de Franck a toujours été très appréciée dans le monde germanique et de grands chefs allemands ont laissé des interprétations de haut vol de W.Furtwangler à Kurt Masur, mais l’approche est souvent “massive” pour des oreilles latines. Comment le RSB Berlin a-t-il réagi à votre conception qui aère la masse orchestrale ? 

L’appréciation de la Symphonie de Franck dans le monde germanique est légitime, car elle a des qualités architecturales et thématiques qui appartiennent à cet univers. Elle est en effet monumentale, une cathédrale, mais traversée par la lumière de vitraux colorés, qui lui donne l’aspect d’une toile de Monet. Les critiques parfois énoncées à l’encontre de son caractère massif proviennent d’interprétations trop cuivrées, trop bousculées, qui masquent la perfection des détails. Il faut au contraire mettre en lumière ces détails ; c’est le travail que nous avons mené avec le formidable orchestre RSB de la Radio de Berlin. L’enjeu majeur est la balance entre les différents pupitres et notamment la capacité des cuivres à se mêler harmonieusement avec les bois de l’orchestre. Finalement c’est presque un enjeu essentiel de toutes les grandes symphonies romantiques et particulièrement de Bruckner. En outre le RSB a une section de cordes d’une puissance et d’une palette de nuances exceptionnelles. Cela permet de restituer les pianississimi écrits par Franck et de jouer tous les contrastes écrits dans cette partition claire et détaillée. N’oublions pas l'indication Allegro non troppo des deux mouvements extrêmes ; cela permet aux thèmes de se développer avec naturel, sans être bousculés. La lecture et le respect de chaque détail du texte est un guide essentiel, à mon sens, pour nourrir l'inspiration.

Pour l’enregistrement de la Symphonie de Chausson, vous avez réalisé un travail sur les sources ? Pouvez-vous nous en parler ? 

Le destin de la Symphonie de Chausson est vraiment singulier : songez que cette œuvre ambitieuse d'un jeune élève de Franck, souvent remise sur le métier, fut recommandée par Albéniz à Arthur Nikisch qui la programma pour la tournée de l’Orchestre Philharmonique de Berlin en 1897 à Paris ! Ce fut la véritable création de l’œuvre, plusieurs années après sa première exécution insatisfaisante par l'auteur. L’examen des sources, qui sont toutes à la BnF, permet de comprendre combien Chausson a corrigé, réécrit, coupé. La seule gravure existante de la partition d’orchestre comporte beaucoup d’erreurs, certaines provoquant de vraies incohérences. J’ai corrigé à partir du manuscrit et de la ‘mise au net’ les parties d’orchestre et consulté les indications du chef Rhené-Baton qui avait dirigé la Symphonie avec les indications du compositeur.

La Symphonie de Chausson est globalement moins “populaire” que celle de Franck. Est-ce que vous pensez que son temps viendra, comme le temps de Mahler vient après des années de purgatoire ?  

Oui je le pense, car elle a tant d’éléments séduisants, sa fougue rappelle la Fantastique de Berlioz, son inspiration wagnérienne est la plus assumée et la plus subtile parmi toutes les symphonies françaises. Son second mouvement est une page exceptionnelle de beauté. Dès que l’on aura établi une édition scientifique, tous les malentendus sur cette symphonie ‘difficile’ seront dissipés et elle entrera dans le grand répertoire.

Vous venez d’enregistrer des pièces orchestrales de Fauré en Irlande. Pouvez-vous nous parler de ce projet ? 

A l’occasion de l’anniversaire Fauré cette année, Naxos m’a demandé une intégrale de la musique symphonique, vocale et chorale, à l’exception de la musique sacrée. C’est un projet que j’ai porté pendant un an, tant le répertoire est vaste, on y entendra de vraies découvertes, comme les Préludes de Prométhée, l’air de Gaia chanté par Tara Erraught, le Concerto de violon par Pierre Fouchenneret. Grâce au formidable Orchestre National d’Irlande, la musique symphonique de Fauré a pris une dimension de pleine lumière et non pas “d’abat-jour” comme il reprochait souvent à sa musique d’être jouée. Des pages comme Shylock, Caligula, Pénélope sont d’immenses fresques symphoniques à l’orchestration wagnériennes. C’est un coffret de trois CD qui sortira fin 2024. Outre toutes les orchestrations originales de Fauré, on y entendra Dolly orchestré par Rabaud et l’extraordinaire Thème et Variations orchestré par Ingelbrecht.

Le site de Jean-Luc Tingaud : www.jeanluctingaud.com

  • A écouter :

César Franck (1822-1890) : Symphonie en Ré mineur ; Ernest Chausson (1855-1899) : Symphonie en si bémol majeur. Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, direction : Jean-Luc Tingaud. Naxos 8.574536.

Crédits photographiques : Vincent Lappartient.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

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