JoAnn Falletta, à propos de Florent Schmitt au disque

Dans le cadre des 150 ans de sa naissance, la cheffe JoAnn Falletta fait paraître un album Naxos qui fait l’évènement. Au pupitre de son orchestre de Buffalo, avec lequel elle a enregistré tant de merveilleuses partitions oubliées, elle vivifie la musique de Florent Schmitt.

C'est le 2e album que vous consacrez entièrement aux partitions de F. Schmitt. Qu'est- ce qui motive à défendre ce compositeur ?

Je pense depuis longtemps que Florent Schmitt est une voix forte et originale, et que cette voix est un élément essentiel de l'histoire musicale française et de la musique post-romantique en général. Il est négligé à tort, et je crois que la puissance, la couleur, la sensualité et la complexité de sa musique en faisaient un grand compositeur du XXe siècle. On ne peut pas comprendre l'évolution de la musique française sans connaître son œuvre. Son amour de la musique allemande et russe crée également un monde sonore qui se démarque. Il est capable de mélanger le parfum frais et élégant de l'impressionnisme avec le drame et la passion du caractère germanique et russe.

Comment avez-vous découvert ce compositeur ? Il n'est pas le plus célèbre dans l'histoire de la musique ou même dans l'histoire de la musique française ?

Je dois cette découverte à mon ami Phillip Nones, un grand passionné de musique, et surtout de Florent Schmitt. Phillip est venu à l'improviste à Buffalo (qui est très loin de chez lui, dans le Maryland) car nous jouions souvent des répertoires moins connus et ça l'intriguait. Nous avons parlé ensemble et il m'a parlé de Schmitt. J'ai adoré la musique et j'ai proposé le projet à Klaus Heymann de Naxos, qui a accepté de collaborer avec nous sur un CD de Florent Schmitt 

La tragédie de Salomé est un immense chef-d'œuvre. Comment cette partition s'inscrit-elle pour vous dans le début du XXe siècle musical ?

Pour moi, cette partition est une étonnante création d'atmosphère, d'un paysage de l'imaginaire. Schmitt aimait l'idée de cultures et de décors étrangers, et il a pu utiliser la boîte de peintures de l'orchestre pour créer des visions extraordinaires. Il est certain que le XXe siècle a ouvert l'orchestre à de nouvelles couleurs, mais Schmitt semblait avoir un don particulier pour le mélange des timbres. Il avait aussi un intérêt particulier pour les femmes fortes et séduisantes aux vertus douteuses, et sa fascination pour des figures comme Cléopâtre, Salomé et Oriane l'a amené à créer la musique la plus vivante et la plus sensuelle, souvent dans un cadre orientaliste exquis. 

Musique sur l'eau et Légende (enregistrée dans sa version avec violon solo) sont des partitions plus contrastées, plus intériorisées et moins spectaculaires sur le plan orchestral que la Tragédie de Salomé ? Qu'est-ce qui fait l'intérêt musical de ces partitions pour vous ? 

Elles sont riches d'un équilibre entre l'intimité et l'extase rhapsodique. Musique sur l'eau est à mon avis l'une des plus grandes mélodies avec orchestre jamais composées, qui brille sombrement dans son propre univers sonore séduisant. La Légende est une partition radieuse pour le violon, qui explore toute la tessiture de l'instrument dans une musique d'une poésie sombre et secrète.

Les musiciens de votre Orchestre Philharmonique de Buffalo n'avaient probablement jamais joué cette musique avant de l'enregistrer sous votre direction. Comment y ont-ils réagi ? 

Toute cette musique leur était inconnue, mais ils se sont délectés de cette voix particulière qui est vraiment tout à fait originale. La musique est difficile. Schmitt met les musiciens au défi avec son approche unique des rythmes et des couleurs complexes, mais ce sont des des œuvres dont l'interprétation les récompense largement. Les musiciens du Buffalo Philharmonic ont été captivés par ce compositeur, et ils ont également grandi au fur et à mesure qu’ils découvraient cette nouvelle voix.

Allez-vous continuer à enregistrer les œuvres symphoniques de Schmitt ? Et pourquoi ne pas envisager un enregistrement complet ? 

Nous espérons avoir la possibilité de jouer et d'enregistrer d'autres œuvres de Florent Schmitt mais, pour l'instant, Naxos prévoit aussi d'enregistrer Scriabine, Kodály, Glière et Foss. Nous verrons ce que l'avenir nous réserve !

Vous sortez aussi un autre album, avec la Symphonie n° 3 de Beethoven et l'Adagio de la Symphonie n° 10 de Mahler. La grande majorité de votre discographie est consacrée à des œuvres rares. Qu'est-ce qui vous a motivée à enregistrer ces grands chefs-d'œuvre ?

Nous avons la chance d'avoir deux "flux" d'enregistrements distincts, avec deux labels différents. Chez Naxos, nous faisons des découvertes de musiques moins connues, et avec notre propre label d'orchestre Beau Fleuve (qui est le nom original de notre ville de Buffalo, donné par les explorateurs français en l'honneur de notre belle rivière, le Niagara), nous pouvons poursuivre des projets très différents. Nous avons enregistré de nouvelles œuvres écrites pour nous, nous avons enregistré des pièces en l'honneur des différents peuples représentés dans notre région (nous avons par exemple deux CD de musique polonaise), nous avons enregistré nos propres musiciens en solistes. Nous avons voulu partager avec notre communauté un hommage à Beethoven pour son 250e anniversaire mais, pour moi, il était plus intéressant de les aider à entendre dans son Héroïque le début de l'ère romantique, et dans l'Adagio de Mahler, l'adieu tendre et brûlant au romantisme.

Le site de JoAnn Falletta : www.joannfalletta.com

• A écouter :

Florent Schmitt (1870-1958) : La Tragédie de Salomé, poème symphonique Op.50 ; Musique sur l’eau, Op.33 ; Oriane et le Prince d’Amour, suite, Op.83.bis ; Légende, Op.66. Susan Platts, mezzo-soprano ; Nikki Chooi, violon ; Women’s Choir of Buffalo, Kathleen Bassett ; Buffalo Philharmonic Orchestra, JoAnn Falletta. 2019 et 2020. Livret en anglais et français. 60’39’’

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : David Adam Beloff