Karajan à Lucerne, la construction du mythe 

par

Herbert von Karajan. The Early Lucerne Years 1952-1957. Oeuvres de Ludwig van Beethoven (1770-1827), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Johannes Brahms (1833-1897), Arthur Honegger (1892-1955). Robert Casadesus, Clara Haskil, Géza Anda, pianos ; Nathan Milstein, violon ; Elisabeth Schwarzkopf, soprano  ; Elsa Cavelti, alto ; Ernst Haefliger, ténor ; Hans Braun, basse ; Vienna Singverein, Wiener Symphoniker, Swiss Festival Orchestra, Philharmonia Orchestra, Herbert von Karajan. 1952-1957. Livret en allemand, anglais et français. 3CD et Téléchargement (Messe en si de Bach)/. Audite 21.464. 

La cuvée 2023 de la collection commune du label Audite avec les archives du festival de Lucerne nous propose un hommage à Herbert von Karajan. Si dans l’imaginaire collectif, Karajan est lié à Salzbourg et aux festivals dont il fut le grand manitou, le virtuose des podiums fut très présent au festival de Lucerne de 1948 à 1988. La notice exhaustive et documentée du Professeur Wolfgang Rathert de l’Université de Munich, notable biographe germanophone de Karajan, nous rappelle à quel point la présence de Karajan à Lucerne était importante dans la construction de l’image du chef. Après tout, comme à Salzbourg, Lucerne est un lieu premium avec ses grands hôtels de luxe, son public de happy few aisés et ses vues à couper le souffle. C’était un décor de premier choix pour un maestro obnubilé par son image qui pouvait caracoler au volant de bolides autour du Lac des Quatre Cantons. 

Cette parution documente les années 1952-1957 au cours desquelles le mythe Karajan se construit peu à peu.  Le virtuose des podiums se présente face au public comme un chef de son temps, capable de revisiter la tradition et apte à diriger tant les maîtres du passé depuis Bach qu’à présenter des œuvres de compositeurs contemporains de Stravinsky, Martinů, Martin ou Honegger… 

La présente parution est d’autant plus intéressante que la légende Karajan s’est construite en studio et que la part des live est proportionnellement faible. On retient du coffret discographique une Symphonie n°8 de Beethoven, altière et conquérante au pupitre du Swiss Festival Orchestra. On apprécie la vigueur du trait et l'énergie qui se dégagent de cette interprétation mémorable, peut-être même la meilleure du chef dans cette partition. Karajan revient, cette fois avec le Philharmonia de Londres, phalange auprès de laquelle il était alors associé. La Pastorale est limpide comme un ruisseau, aérée comme un plateau alpin et dramatique au sens intellectuel des choses. On retrouve ici un chef qui cherche une voie nouvelle dans l’interprétation en regardant l’énergie et la motorique d’un Toscanini mais en creusant plus le travail sur la masse instrumentale et les équilibres. Ainsi l’orage est un moment d’anthologie, avec des dynamiques parfaites et une projection du son exemplaire. On reste avec cette optique conquérante et dégraissée avec une Symphonie n°4 de Brahms, tranchante comme le sabre d’une épée et élevée par une architecture sonore épique. Cette lecture parle malgré tout plus au cerveau qu’aux sens. Karajan a particulièrement œuvré à la reconnaissance de la Symphonie n°3 “Liturgique" du compositeur Arthur Honegger. Son enregistrement DGG avec les Berliner Philharmoniker est insurpassé et sans doute techniquement insurpassable. En 1955, il donne une interprétation plastiquement magistrale de cette partition dont il parvient à rendre tant la beauté des textures que l’implacable force dramaturgique. 

Du côté des concertos, on navigue sur les sommets. On avoue adorer la rencontre avec Robert Casadesus dans le Concerto pour piano n°24 avec Robert Casadesus. Amoureux de la perfection et du style racé, comme en témoigne son amitié musicale avec le scrupuleux George Szell, le pianiste français est à son affaire avec Karajan, un autre perfectionniste. Tout est magistral dans cette interprétation : l’élégance et la fluidité du pianiste, aspects sur lesquels Karajan peut tisser un accompagnement attentif aux moindres nuances et d’un naturel confondant. C’est l'évidence de la musique qui se déroule ici. Autre grand moment : le Concerto pour violon de Brahms avec Nathan Milstein : soliste, chef et orchestre sont chauffés à blanc, livrant une lecture incandescente à la virtuosuté nette mais jamais surfaite. 

Le reste de la parution est consacré à Bach avec des lectures passionnantes, même si hors styles : le Concerto pour 2 pianos BWV 1061 avec Clara Haskil et Géza Anda et une Messe en si de Bach, ample mais d’une grande intensité, avec des solistes de choix  (Elisabeth Schwarzkopf, soprano ; Elsa Cavelti, alto ; Ernst Haefliger, ténor ; Hans Braun, basse) et des forces viennoises des Wiener Symphoniker et du Wiener Singverein. Attention, cette Messe en si est uniquement disponible en téléchargement, Audite a considéré que du fait des réserves stylistiques de l’interprétation elle n’avait pas sa  place dans le coffret. 

Le mélomane peut apprécier également la capacité du chef à galvaniser les pupitres des orchestres à commencer par le Swiss Festival Orchestra, phalange ad hoc festivalière d’élite, qui se présente comme un bloc compact et homogène d’où émergent de grandes individualités.

Le coffret en lui-même, avec son excellent booklet et une série de photos exclusives tirées de fonds d’archives de Lucerne et un travail exemplaire sur l’édition des bandes, mérite évidemment l'acquisition. De toute façon, les fans du chef ne pourront pas faire l'impasse sur cette parution qui complète notre connaissance de son art. 

Son : 8  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9/10      

Pierre-Jean Tribot

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