Lucilin invite le fantôme du piano sous les poutres des Capucins

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Rarement à la traîne quand il s’agit de faire connaître les musiques d’aujourd’hui, les musiciens de United Instruments of Lucilin endossent, à leur tour, le rôle de curateur à carte blanche dans un cycle au programme en forme d’ouverture, avide de sensibiliser les publics aux liens entre les musiques et, en particulier, avec celle des 20e et 21e siècles : électronique, vidéo, slam, poésie, improvisation, engagement sont certains des ingrédients qui émergent des éditions (mensuelles) précédentes, quand ce soir ce sont le texte et la réinvention aujourd’hui à partir d’œuvres d’hier qui décident du programme, donné à l’étage du Théâtre des Capucins, une pièce chaleureuse sous la charpente vernie où une cinquantaine de chaises attendent presqu’autant d’auditeurs -car les lieux aussi, parfois insolites, sont complices de cette envie de fouiner, de mettre son nez dans des endroits où l’acoustique ne se serait pas spontanément révélée.

L’idée du violoniste André Pons-Valdès pour ce Lucilin in the City #7 part de pièces pour piano de Brahms, Chopin ou Scriabine -fils révolté, le contemporain, né après la Seconde Guerre mondiale d’une tabula rasa radicale, entrouvre la porte à ses origines-, qu’il propose à des compositeurs de retravailler, selon leur point de vue actuel et pour un effectif instrumental qui joint clarinette (Max Mausen) et quatuor à cordes -exit le demi-queue, et le sous-titre du concert, Piano fantôme, s’impose. Il complète alors le tout des lectures de son ami Jean-Pierre Pinet -pédagogue, flûtiste et chef d’orchestre, il s’intéresse autant à la création contemporaine qu’à la musique ancienne-, dont la voix claire et convaincue introduit chaque morceau.

Filippo Zapponi (il naît à Milan mais vit en France et enseigne au Conservatoire de Metz) choisit le terme de traduction pour l’exercice conceptuel guidant les deux pièces qui font l’entame : Recoding Chopin 25.11 s’assoit sur le Vent d'hiver, une étude technique pour piano seul écrite en 1836 par le compositeur polonais, dont il transpose les deux voix, rapides, pour les violons (c’est le quatuor qui est à l’œuvre), usant de deux incongruités finales comme de grains de sable volontaires pour dérégler le mécanisme de la coda -qu’il étend ; Recoding Chopin 28.4 s’adresse, lui, à la clarinette seule, traduit du prélude nᵒ 4 en mi mineur largo, une des partitions pour piano les plus connues du compositeur et qui constitue un défi pour un instrument monodique dont les rares possibilités polyphoniques sont certes documentées (des doigtés particuliers, des interventions spécifiques sur l’embouchure) mais restent aléatoires. 

De Diana Soh (elle vient de Singapour, habite et travaille en France), je vous ai entretenu de sa pièce performative Sssh, jouée aux 20 ans de l’ensemble ; Percolations on a Theme est une création, variations pour deux violons sur les impressions de Schumann sur Chopin : une mise en abîme un peu vertigineuse (parlant de percolation, c’est comme une double filtration pour le café, plaisante la compositrice) au ton singulièrement âpre -et prenant.

Le curateur propose deux pièces, somptueuses, du compositeur français Gérard Pesson : Nebenstück pour clarinette et quatuor à cordes est un filtrage de la Ballade op. 10 n° 4 de Johannes Brahms (une œuvre de jeunesse écrite à l’aube de son affection naissante pour Clara Schumann), qui s’ancre dans la mémoire de Pesson, y rouille en l’absence de stimulus extérieur et l’incite à une retranscription-repêchage, expérience terriblement concrète de réactivation de souvenir -où l’on se rappelle autant que l’on reconstruit. Messe Noire, lui aussi pour quatuor à cordes mais sans clarinette, noté à partir de la Sonate n° 9 d’Alexandre Scriabine, a tout autant à voir avec la mémoire, son lien avec l’invention, souvent « un réflexe déjà contaminé par une archéologie incessante », qu’avec la passion du compositeur pour Scriabine -ce créateur d’un monde dense et empli de timbres et de couleurs, qui manque de temps pour s’échapper du seul piano- et son envie de le transcrire, de l’interpréter, de trahir parfois les « incohérences et omissions » de ses partitions écrites à la hâte, en improvisateur.

Je garde pour dessert l’œuvre qui me touche le plus, la création pour quatuor à cordes d’Asia Ahmetjanova, Lettone née à Riga et basée à Zurich, élève de Clara Ianotta ou de Carola Bauckholt, inspirée par l’Intermezzo op. 117 n° 3 de Brahms qui, avec Swinging nostalgia, initie une interaction originale au sein du quatuor à cordes où seul le violoncelliste (Jean-Philippe Martignoni, avec ses lacets bleu pervenche sur classiques chaussures noires) garde une position traditionnelle : Hannah Elgas est debout, l’alto posé sur une petite table haute, qu’elle balance au gré des notes comme le pendule pieds-en-l’air d’une horloge, alors qu’André Pons-Valdès et Winnie Cheng, assis au centre de la scène de trois-quarts face à l’autre, manipulent leur violon horizontalement de manière à utiliser les pales d’un petit ventilateur comme pinceur de cordes ; la vue est saisissante et la musique poignante.

Luxembourg, Théâtre des Capucins, le 29 septembre 2023

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Lucilin in the City © Alfonso Salgueiro

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