La Camerata du Léman dans un Moussorgski sensible et personnel

par

Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Souvenir de Florence ; Modeste Petrovitch Moussorgski (1839-1881) : Les Tableaux d’une Exposition (arr. Simon Bouveret). Camerata du Léman. 2017. 71’48. Livret en anglais et en français. 1 CD Pentatone. PTC5186762

Dans le texte de la pochette, Simon Bouveret, premier violon de la Camerata du Léman et maître d’œuvre de cet enregistrement, nous prévient : « A première vue le choix du programme, élaboré autour d’un sextuor à cordes (Souvenir de Florence) et d’une pièce pour piano (Les Tableaux d’une Exposition), peut interroger plus d’un auditeur. » À vrai dire, à première audition aussi, ce choix est surprenant. Disons-le d’entrée : autant la seconde partie est superbement convaincante, autant la première pose question.

Jouée à 15 alors qu’elle est écrite pour 6, la pièce de Tchaïkovski gagne en puissance sonore, mais perd en intensité émotionnelle. Même si les musiciens ont « tenu à garder certains passages plus intimes en y ajoutant quelques parties en solos dans les deux mouvements centraux », nous n’avons pas affaire ici à une véritable orchestration, comme Mahler a pu le faire avec le quatuor La jeune fille et la mort de Schubert, ou Schönberg avec son propre sextuor La nuit transfigurée, dans lesquels, même en se cantonnant aux seuls instruments à cordes, ils ont opéré un important travail de répartition entre les voix et de variations savamment dosées du nombre d’instruments (sans compter l’ajout d’une partie de contrebasse à certains moments). Ici, le plus souvent les parties sont simplement étoffées.

Ainsi, le résultat se rapproche de la Sérénade pour cordes, directement conçue pour un tel ensemble. Mais alors que la Sérénade, avec son mélange entre légèreté et élégance d’un côté, pathos et puissance de l’autre, est assez irrésistible de réussite, avec cette version du Souvenir de Florence, nous perdons la subjectivité des voix individuelles, ainsi qu’une part de leur virtuosité et de leurs caractères propres. Il y a, fatalement, une certaine inertie avec cette orchestration, que n’a pas la version originale.

Pourtant, l’interprétation est remarquable. Les textures sont souvent aérées, les musiciens proposent de fort belles couleurs et se permettent d’aller plutôt loin dans les intentions musicales. On ne les sent pas du tout bridés par leur nombre, que ce soit dans l’énergie des passages animés ou dans la liberté rythmique des moments plus expressifs. Tout cela est très beau, très réussi. Mais c’est le parti pris de départ qui est discutable : qu’apporte-t-il réellement à ce Souvenir de Florence, qui peut être autrement personnel et poignant ? S’il y a bien quelques sections qui, en effet, s’accommodent bien de ce traitement plus symphonique, le plus souvent nous sommes en-deçà de la version originale. Quant aux quelques rares solos conservés, ils prennent un aspect concertant... déconcertant. 

Les Tableaux d’une Exposition, à l’origine pour piano, ont toujours suscité de multiples arrangements, qu’il s’agisse d’orchestrations (celle de Ravel ayant supplanté toutes les autres versions, l’originale comprise), d’adaptations plus ou moins respectueuses (tout récemment, d’ébouriffants Flying Pictures par les frères Bhatti), ou encore d’instrumentations diverses. La page Wikipédia consacrée à ces Tableaux est à cet égard assez impressionnante (d’autant qu’elle est en réalité incomplète).

Parmi ces instrumentations, il en est d’un genre qui a connu de bien belles réussites : celles pour une même famille d’instruments. Si l’œuvre se prête bien au technicolor, elle est encore plus poignante quand elle parle d’une seule couleur sonore. Mais encore faut-il que l’arrangeur, et les interprètes, soient capables d’en extraire toutes les subtilités, notamment par l’utilisation variée des modes de jeu. 

Confier une telle entreprise à des instruments à cordes ne va pas de soi. Baudime Jam l’avait fait, pour son Quatuor Prima Vista, il y a quelques années. Le résultat ne manque pas d’attrait ; mais il est assez sage et manque de relief. À cause des moyens limités d’un quatuor à cordes ? Peut-être. En tout cas, avec les 15 instrumentistes de sa Camerata du Léman, Simon Bouveret nous emmène dans une Exposition beaucoup plus colorée.

Dès le début, on sent que ce ne sera pas qu’une Promenade de santé... Dans Gnomus, on croit entendre des cors, et la démarche claudicante, accompagnée de bruits et de sons étranges, est glaçante. Le contraste est saisissant avec la Promenade suivante, qui introduit un Vecchio Castello très touchant de tendre nostalgie, loin de l’image du château isolé, en Écosse, plus ou moins hanté. Si les enfants se montrent espiègles dans Tuileries, ils n’en oublient pas de rêver tristement. Les bœufs qui tirent le Byldo ne sont pas, comme on l’entend souvent, abattus par leur lourde charge, mais semblent deviser sur leur condition animale, en un mélange de résignation et d’acceptation. Après les textures légères de la Promenade, où pointe une certaine tension, le Ballet des poussins dans leur coque est tour à tour grinçant et moqueur... Dans le double portrait qui suit, Samuel Goldenberg n’est pas si sentencieux, et Schmuyle pas si pitoyable : ils ont tous deux une certaine noblesse, et leur confrontation est impressionnante de tension. Sans la Promenade de la version originale que Ravel a aussi supprimée ici, nous voilà maintenant au Marché de Limoges ; les commères s’y disputent à coups de cabas... qu’elles ont troqué contre les instruments eux-mêmes, ici utilisés comme percussions ! Les Catacombae ont des sonorités de trombones, mais sans forcer dans le lugubre, ce qui nous prépare tout en finesse au Cum mortuis in lingua mortua, plus mystérieux qu’inquiétant, et même un peu rêveur. Le réveil d’une Baba Yaga qui fait vraiment peur n’en est que plus brutal, et la partie centrale ne nous apaise pas vraiment... Quant à la Grande Porte de Kiev, rien de spectaculaire ou de pyrotechnique, mais au contraire une certaine solennité, qui évolue avec beaucoup de sensibilité vers une apothéose qui trouve sa ferveur dans la retenue.

Simon Bouveret, à qui l’on doit cet arrangement exceptionnel, présente ces Tableaux comme une « œuvre pianistique à la fois poétique et magistrale [qu’il] affectionne depuis [sa] plus tendre enfance. » Ce long cheminement se ressent ! Nous voilà face à une vision très personnelle. Non qu’elle soit particulièrement fantaisiste ou iconoclaste. Mais il raconte ces Tableaux tels qu’ils lui parlent, et en confie le récit à des musiciens à qui il a su transmettre cette histoire qui lui appartient.

En conclusion, voilà premier enregistrement à recommander chaudement ! Si le Tchaïkovski ne nous montre « que » les très belles qualités de la Camerata du Léman, le Moussorgski nous prouve qu’il a aussi une très grande personnalité. Voilà un ensemble dont nous suivrons l’évolution avec beaucoup d’intérêt.

Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire : 8 – Interprétation : 10 

Pierre Carrive

 

 

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