Le miracle des Huguenots s'est-il renouvelé ?

par

Jennifer Larmore, Lenneke Ruiten et Stéphane Degout © Hermann et Clärchen Baus

Hamlet d'Ambroise Thomas
Sur un fond de cordes ascendantes de l'orchestre emmené par un chef en grande forme, un immense escalier voûté se découvre qui évoque immédiatement celui où se défient les factions rivales à l'acte III de ces Huguenots de 2011, conçu par le même tandem Py-Minkowski, l'un des plus grands succès de La Monnaie. Hamlet, seul, se scarifie. Le triste prince danois sera d'ailleurs constamment présent sur scène, même muet, promenant son errance indécise, en vrai héros romantique. Mais l'escalier soudain recule, et l'opéra commence. Les choeurs, très bien conduits par Martino Faggiani, ont beau célébrer les noces du nouveau roi Claudius avec la veuve, toute de noir vêtue, de feu le père d'Hamlet, l'ambiance est sombre. Les protagonistes chantent un joli duo d'amour dans lequel tout de suite se révèlent leur admirable diction et une ligne vocale supérieure. Si Stéphane Degout passe pour l'un des premiers barytons de l'heure, la jeune Lenneke Ruiten se révèle une Ophélie exceptionnelle de charme et de douceur. Après le bel air de Laërte, rôle hélas bien court pour le seul ténor de l'opéra (un Rémy Mathieu enthousiaste), le Roi (Vincent Le Texier) et la Reine (Jennifer Larmore) font valoir leur talents dramatiques dans leurs personnages respectifs, très bien dessinés par les librettistes Barbier-Carré et le compositeur. Si Le Texier fait montre d'un vibrato parfois exagéré dans les moments de violence, Jennifer Larmore laisse déjà deviner tout son génie d'actrice au timbre sompteux. Lors de la scène de l'Esplanade -qui avait si fort impressionné les contemporains de 1868- Jérôme Vanier, torse nu et masque brillant, campe un Spectre plus sévère que terrifiant. Le décor, mur de briques de cendres, n'est pas vraiment unique, Py le tournant et le désarticulant au fil des scènes. Superbe premier air d'Ophélie à l'acte II, "Adieu, dit-il, ayez foi", Ruiten démontrant ici qu'une soprano colorature peut être aussi émouvante. La fête qui couronne l'acte, durant lequel Hamlet amène une troupe de théâtre à révéler le crime de Claudius et de Gertrude, est l'un des clous du spectacle, et démontre l'exceptionnel génie d'Olivier Py en tant que directeur d'acteurs. Pas un personnage qui ne soit détaillé à l'extrême, choristes compris. Stéphane Degout, très à l'aise dans sa "chanson bachique", mène une danse infernale, entonnoir sur la tête, durant laquelle chaque rôle est doublé par celui qui l'incarne dans la pièce jouée (admirable solo de saxophone de Pieter Pellens). L'effet est brillant et l'acte se clôt dans un climat tendu à l'extrême, ovationné par le public. L'acte III est dramatiquement le plus fort. Toujours près de l'escalier, cette fois un peu démonté, Hamlet médite ("Être ou ne pas être"). Minkowski peut y souligner l'orchestration très soignée d'Ambroise Thomas. Le Texier clame ensuite les affres du Roi assassin : est il crédible? Un beau moment. Vient alors le point culminant du drame, le duo fils-mère : Hamlet crie à Gertrude qu'il connaît son crime. Seul bémol peut-être ici : pourquoi situer ce sommet tragique dans un cadre banalement prosaïque, une baignoire. La reine y lave son fils, entièrement nu. Concession déplorable à une mode de "regietheater" ou symbole de complexe oedipien (d'après Py) ? La tension baisse un peu, c'est dommage. La longue scène de la folie, qui fait l'essentiel de l'acte IV après un fragment de ballet avec drapeaux rouge, poings levés et calicots, consacre le triomphe de Lenneke Ruiten, inouïe par son jeu si simple et par une ligne vocale cristalline. Tant dans la ballade suédoise suggérée par la créatrice Christine Nilsson ("Pâle et blonde") que dans les vocalises éblouissantes, elle réalise une performance magnifique et sa mort, sur fond de choeurs musés, remuera un public subjugué. L'action se précipite au dernier acte. Après la célèbre scène des fossoyeurs interprétés ici par Horatio et Marcellus (Henk Neven et Gijs Van der Linden), Hamlet chante un dernier air où Stéphane Degout livre une admirable leçon de chant français ("Comme une pâle fleur"). Retour inopiné de Laërte: tous deux découvrent le cadavre d'Ophélie au son d'une dramatique musique funèbre, magistrale d'horreur tragique sous les doigts de Minkowski. C'est alors que l'escalier s'avance et reprend sa forme initiale. Tout est en place pour le finale. Hamlet veut se tuer mais est rappelé à sa tâche par le spectre ; il tue alors le roi, puis Laërte qui l'occit en retour. Ainsi, Minkowski réunit les deux finales de l'opéra, la version française où Hamlet ne meurt pas et l'anglaise (pour plaire aux spectateurs de Covent Garden) où Hamlet se suicide. Tout cela est mené tambour battant par Olivier Py dont le don pour la direction d'acteurs et des choeurs se voit confirmé une fois encore. Devant la réussite exemplaire de cette soirée, il est difficile de séparer réalisation musicale et scénique, tant elles sont inextricablement liées, ce qui est la marque des plus grands. Comme dans Les Huguenots, Py et Minkowski ont réuni leurs talents pour n'en faire qu'un : une osmose idéale. Hamlet est-il un peu daté musicalement et assez éloigné de l'original shakespearien, comme nous l'avons entendu ? Peut-être. Mais Thomas est un musicien estimable et la pièce est fort habilement découpée en livret d'opéra par Barbier et Carré qui s'y connaissaient (Faust, Roméo et Juliette, Mignon). C'est la puissance de la conception profondément réfléchie du chef et du dramaturge, ainsi que la charpente d'une construction mûrie à deux, sans oublier une distribution minutieusement choisie qui a affirmé le contraire. Hamlet est un "Grand Opéra français" parfaitement assumé et La Monnaie, par cette production exemplaire, a joué son rôle. Certes, elle s'ouvre aux créations contemporaines, elle relit les chefs d'oeuvres classiques, mais elle redonne aussi sa chance à un genre qui est un jalon essentiel du répertoire de son propre passé. Gageons qu'après Les Huguenots et Hamlet, nous en entendrons bientôt d'autres car il y a plus d'opéras sur la terre qu'il n'en est rêvé dans la philosophie des directeurs de théâtre...
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 3 décembre 2013

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