Le passionnant univers symphonique de Rued Langgaard

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Rued Langgaard (1893-1952) : Intégrale des seize symphonies ; Drapa (Sur la mort d’Edvard Grieg) pour orchestre ; Sphinx, pour orchestre ; Hvidbjerg, pour chœur, orgue et orchestre ; Radio Danemark, fanfares pour orchestre ; Res absùrda !? pour chœur et orchestre. Inger Dam-Jensen, soprano ; Lars Petersen, ténor ; Johan Reuter, baryton ; Per Salo, piano ; Ensemble vocal national danois ; Chœur national danois ; Orchestre symphonique national du Danemark, direction Thomas Dausgaard. 1998-2008. Notice en anglais, en allemand et en danois. 419’20’’. Un coffret Dacapo de 7 CD 8.207002.

Située dans le sud du Danemark, la localité de Ribe, qui compte un peu plus de 8000 habitants, est une destination touristique réputée pour le charme de ses maisons de pêcheurs et ses commerces artisanaux, ainsi que pour sa gastronomie. Pendant longtemps, Ribe fut l’un des plus importants ports de pêche de la Mer du Nord avant que l’ensablement ne vienne stopper son activité. C’est là qu’a été construit le premier hôtel de ville du Danemark, un bâtiment superbe qui date de la fin du XVe siècle. C’est là aussi que l’on peut découvrir une cathédrale romane qui remonte au milieu du XIIe siècle, avec des fresques médiévales de toute beauté, des mosaïques et un orgue, réaménagé après 1970, remplaçant celui qui existait depuis 1635, dont on peut encore admirer une partie de la façade. C’est à Ribe que le compositeur danois méconnu Rued Langgaard aboutit en 1940 ; il venait d’être nommé organiste permanent et Cantor de la cathédrale. Ce patronyme ne vous dit rien ? Ce n’est pas étonnant : Langgaard a été, de façon que l’on peut presque qualifier de déplorable, totalement négligé par les cercles musicaux officiels danois de son vivant, alors que l’on prend de plus en plus conscience au fil des années de l’intérêt et de la richesse de sa production. 

Né à Copenhague, à trois cents kilomètres de Ribe, Rued Immanuel Langgaard est le fils d’un pianiste qui a été un élève de Liszt et est un pédagogue apprécié. Sa mère, elle aussi pianiste, donne des leçons à domicile. C’est dans le contexte familial qu’il reçoit son premier enseignement. Précocement doué pour le clavier et la composition, c’est un être solitaire qui apprend le violon, l’orgue et la théorie de la composition ; il reçoit quelques leçons de contrepoint de Carl Nielsen. Dès ses onze ans, il se produit comme organiste en public. Il achève sa Symphonie n° 1 en 1911 ; il a à peine dix-huit ans. Il accomplit plusieurs voyages en Allemagne avec ses parents, rencontre Arthur Nikisch et Max Fiedler. Ce dernier, qui a été un proche de Brahms, lui fait l’honneur de diriger sa symphonie en 1913, en première mondiale, avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dans un concert qui lui est totalement consacré, dont sa page orchestrale Sphinx, dans sa version pour orgue. L’accueil de la critique est positif ; d’autres partitions seront créées en Allemagne. Mais au Danemark, Langgaard n’est pas reconnu et est très peu joué, sauf de temps à autre à la radio. Pour des raisons obscures qui mettent en cause une personnalité idéaliste, peu souple, pleine de phobies et considérée comme asociale, notamment en raison de vêtements négligés. Sa nomination à Ribe en 1940 tient plus de l’écartement que de la reconnaissance. 

En fait, ce créateur au catalogue prolifique (plus de 430 partitions dans tous les domaines) est un musicien quelque peu d’avant-garde au début de sa carrière, avant l’adoption d’un style personnel, qui refuse tout esprit antiromantique et trouve son inspiration dans un modernisme expressif. Il se nourrit aussi bien de Niels Gade, Liszt, Wagner, Bruckner ou Tchaïkowski que de Nielsen (avec lequel les relations ont été difficiles), Richard Strauss, Scriabine, Debussy ou du premier Schoenberg. Souvent grandiose et pleine de panache, parfois hypnotique, sa musique, qui fait état d’une maîtrise de l’orchestration, originale et polyvalente, baigne dans une atmosphère qui fait appel à ce qu’il y a « derrière les apparences », à la manière d’un message à portée spirituelle, voire religieuse, qui ne laisse pas indifférent. Ce n’est que plusieurs années après son décès qu’une série de ses œuvres a été créée et prise en considération, Ligeti allant jusqu’à dire à l’approche de la décennie 1970, après avoir entendu son Harmonie des sphères (1916/18, créée à Karlsruhe) pour soprano, chœurs et deux orchestres, dont l’un éloigné à la manière mahlérienne, qu’il se considérait comme un épigone de Langgaard. 

L’écoute en continu de ses seize symphonies, dont l’écriture s’étale de 1908 à 1950, est une aventure passionnante. C’est en tentant cette prospection systématique que l’on prend vraiment conscience de son incroyable richesse. Si Leif Segerstam (Symphonie n° 1) ou Neeme Järvi (symphonies 4 à 6), tous deux pour Chandos, ou, plus récemment, Saraki Oramo, avec la Philharmonie de Vienne pour Dacapo (2018, une pure merveille) pour les symphonies 2 et 6, ont livré des versions isolées, l’Artur Rubinstein Philharmonic Orchestra, avec à sa tête le Lituanien Ilyas Stupel (Danacord), puis le présent Orchestre symphonique national du Danemark, dirigé par Thomas Dausgaard, ont enfin construit une intégrale digne de ce nom. La seconde nommée, la plus remarquable, a été enregistrée par Dacapo sur dix années, d’août 1998 à juin 2008. Elle nous revient en un élégant coffret économique de sept CD, dans un son qui magnifie l’inspiration de Langgaard.

Tout détailler relevant de l’impossible, nous nous limiterons à un descriptif trop concis de l’ensemble. Avec une constatation préalable : si la Symphonie n° 1, conçue par un jeune homme de 18 ans, dure une heure, avec ses emportements, ses élans et sa dimension ascensionnelle, les autres symphonies naviguent d’habitude autour de la demi-heure. Avec des limitations, pour plusieurs, aux vingt minutes, et même, comble de la concision jusqu’à l’extrême, à six et sept minutes pour les n° 11 et 12. Certaines sont enrichies d’un apport vocal. C’est le cas de la lumineuse et recueillie n° 2 « Apparition du printemps » de 1912/14, avec une soprano éthérée énonçant des vers du poète allemand Emil Rittershaus (1843-1897), de la n° 8 « Souvenirs d’Amalienborg » de 1926/34, avec un ténor et des chœurs, de la n° 14 « Le Matin » de 1947/51, avec chœurs, ou de la n° 15 « Tempête sur la mer » de 1937/49, avec un baryton et un chœur masculin. Des chœurs sont aussi présents dans la Troisième, « La force de la jeunesse – la mélodie » de 1915/33, qui est en fait un lyrique concerto pour piano (l’excellent Danois Per Salo) et orchestre, avec un final « à la Scriabine ». Le lecteur aura noté les intitulés attribués aux différentes partitions, d’autres étant sous-titrées « Automne » (n° 4), ou « De la cité de la Reine Dagmar » (n° 9), nom d’une princesse de Bohême née à Ribe au XIIIe siècle, superbe hommage fait en 1942 par Langgaard à la petite ville où il a été nommé deux ans auparavant. Tout cela s’écoute avec une attention soutenue, car le compositeur sait varier les formes, les tonalités, les couleurs, les contrastes avec habileté et il manie les climax, solennels ou grandioses, avec un art consommé. Le CD n° 7 propose quelques compléments symphoniques bienvenus, dont trois en première mondiale. On appréciera une émouvante et sombre page « Sur la mort d’Edvard Grieg » (1909-13), le poème symphonique Sphinx ou une ironique Res absurda !? pour chœur et orchestre. 

L’interprétation, magistrale, de l’Orchestre symphonique national du Danemark est pour beaucoup dans cette entreprise, dont on peut jauger l’opportunité dans d’irréprochables conditions. A sa tête, Thomas Dausgaard (°1963), qui a bien servi les compositeurs scandinaves (Svendsen, Wirén, Berwald, Nørgård…), a le geste large, dynamique et enthousiaste. Il sait insuffler à ses troupes, de même qu’aux chœurs et aux solistes du chant, une vision globalement exaltante, qui sert à merveille les dimensions de cette musique à la fois hédoniste, panthéiste et spirituelle. Une prise de son, claire et soignée, met en évidence avec éclat ce coffret à thésauriser, dont la découverte, à l’instar de la nôtre, séduira maints mélomanes avides de terres méconnues et insolites. 

Son : 10   Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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