L’éloquent postromantisme des concertos pour piano de Pancho Vladigerov 

par

Pancho Vladigerov (1899-1978) : Concertos pour piano et orchestre n° 1 à 5, op. 6, 22, 31, 48 et 58 ; Cinq Silhouettes pour piano op. 66. Teodor Moussev, Ivan Drenikov, Krassimir Gatev et Pancho Vladigerov, piano ; Orchestre Symphonique de la Radio nationale bulgare, direction Alexander Vladigerov. 1964, 1972-1978. Livret en allemand et en anglais. 184.44. Un coffret de 3 CD Capriccio C8060.

Les amateurs de grands élans postromantiques vont être comblés ! Le label Capriccio propose une intégrale des cinq concertos pour piano et orchestre de Pancho Vladigerov, considéré en Bulgarie comme un compositeur de toute première importance. Né à Zurich en 1899, d’une mère juive russe médecin et d’un père avocat et homme politique, le jeune Pancho, dont la famille a vite regagné la petite cité de Choumen dans le Nord-Est de la Bulgarie, présente très tôt des dons pour le piano et pour la composition et suit des cours à Sofia avec Debri Christov (1875-1941), chef d’orchestre, compositeur et musicologue renommé. Le décès de son père, alors qu’il est âgé de douze ans, décide sa mère à l’emmener à Berlin avec son frère jumeau Ljuben qui deviendra violoniste. Il étudie avec de prestigieux professeurs : Paul Juon puis Friedrich Gernsheim pour la composition, Karl Heinrich Barth et Leonid Kreutzer pour le piano. Il travaille avec le metteur en scène Max Reinhardt de 1920 à 1932 au Deutsches Theater et devient proche de Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou Hugo von Hofmannsthal, mais aussi de Richard Strauss, Bartok ou Kodaly. Il retourne ensuite à Sofia où il fonde l’école bulgare de composition et de pédagogie musicale. Il y enseigne lui-même dès 1940 ; parmi ses élèves, on relève les noms d’Alexandre Raichev, Stefan Remenkov ou Alexis Weissenberg. Après la guerre, il effectue des tournées européennes afin de mieux faire connaître son œuvre pianistique. Jusqu’à son décès en 1978, il est adulé dans son pays. Il l’est encore aujourd’hui.

La production de Vladigerov est abondante : un opéra, un ballet, de la musique symphonique, de la musique de scène, deux concertos pour violon, de la musique de chambre, des pièces instrumentales, des mélodies, des pages chorales, mais aussi cinq concertos pour piano et orchestre, entre 1918 et 1963, qui font l’objet du présent hommage à ce créateur peu connu chez nous. En Bulgarie, il a fait l’objet de nombreux enregistrements. Le label Balkanton lui a consacré une trentaine de disques au temps du microsillon, dont plusieurs sont repris ici, remasterisés avec beaucoup de soin dans un studio viennois. 

Les cinq partitions pour piano et orchestre sont une réelle découverte. Elles sont écrites dans la grande tradition romantique slave, ne s’écartent pas de la tonalité et s’inscrivent irrésistiblement dans l’héritage de Tchaïkovsky, Medtner et Rachmaninov. La densité expressive est leur qualité fondamentale, servie par une virtuosité transcendante et une orchestration riche en couleurs et en contrastes, le tout sur la base d’idiomes folkloriques bulgares. Le lyrisme y est sans cesse présent, et même si l’on est conscient que la musique de Vladigerov n’a rien de révolutionnaire, on est forcé de s’incliner devant l’inventivité, le panache et le charme mélodique qui s’en dégagent. Le Concerto n° 1 date de 1917-18, à l’époque où le compositeur, qui n’a pas encore vingt ans, est à Berlin. Mais c’est à Sofia qu’a lieu la création en 1920, sous les doigts de Vladigerov lui-même, avec un orchestre local (il sera toujours le premier interprète de ses pages concertantes). Dans le livret, Christian Heindl signale que la critique, très élogieuse, parle d’une « véritable fête pour la musique nationale ». En trois mouvements, ce concerto qui s’ouvre par une introduction orchestrale enflammée, suivie par des passages pianistiques expansifs et énergiques, évoque dans son Andante cantabile central le lyrisme de Rachmaninov, avant un final gorgé de thèmes folkloriques bulgares et de danses stylisées. L’œuvre connaît tout de suite un grand succès en Europe centrale où Vladigerov est souvent appelé à la jouer. Ici, c’est Teodor Moussev (°1938), un habitué des concerts de la radio bulgare, qui est au piano et donne de ce concerto une vibrante et éloquente version. 

Il faut attendre plus de dix ans avant que le compositeur ne se décide à écrire son Concerto pour piano n° 2 dont il va lui-même donner la première à Chemnitz. C’est une page de grande virtuosité qui débute par un Vigoroso dans lequel Vladigerov brasse thèmes populaires et idées personnelles. Dans le second mouvement, Andante cantabile, il insère une section à inspiration hispanisante très réussie et termine par un Allegro con fuoco qui porte bien son nom : la danse joyeuse et l’apothéose jubilatoire sont bien présentes. Ce concerto, très apprécié par le public bulgare, sera souvent programmé à Sofia, sous les doigts de son créateur. Il est confié ici à Krassimir Gatev (1944-2008), primé lors de plusieurs concours internationaux : le Marguerite Long en 1963, le Van Cliburn en 1973, mais aussi le Reine Elisabeth en 1964, où il se classa douzième en finale. Ce soliste était très apprécié par Vladigerov qui lui dédia plusieurs pièces pour piano. Sur le troisième CD du coffret, Gatev interprète, en complément de programme, les Cinq Silhouettes op. 66 de 1974, des miniatures intimes esquissées avec finesse.

Le Concerto n° 3 de 1937, le plus court de la série, se déploie comme un grand hymne, mélodieux et démonstratif à la fois. Réinstallé dans son pays, Vladigerov est conscient des menaces qui pèsent sur l’Europe et de la montée des fascismes. Dans le Con moto mosso initial, des traits brillants soulignent une virtuosité lyrique dont le pathos n’est pas absent. L’Andante qui suit est une réminiscence de Rachmaninov, avec son chaleureux chant introductif au violoncelle et ses airs populaires magnifiés, précédant un vigoureux élan qui se transforme peu à peu en apothéose dans la coda. Seize ans plus tard, Vladigerov compose son Concerto n° 4. En 1953, le monde a changé, le régime communiste s’est implanté, c’est une époque de purges. Vladigerov n’est pas devenu membre du parti, mais en raison de la couleur locale qu’il donne à ses partitions, il entre dans les normes d’un état socialiste. Ce concerto n’en traduit pas moins des préoccupations intérieures, de la tension ou des conflits. Toujours inspiré par des thèmes aux rythmes folkloriques, le compositeur exprime ses émotions, élargissant son romantisme, toujours présent, à des effets motoriques sans excès, qui évoquent Prokofiev ou Katchaturian. Ces deux partitions sont interprétées par Ivan Drenikov (°1945), un élève de Vladigerov qui se classa troisième au Concours Busoni en 1964 avant de se rendre à Rome où il se perfectionna auprès d’Arturo Benedetti Michelangeli, puis à Paris auprès d’Alexis Weissenberg. On sent le pianiste très impliqué dans ce lyrisme frémissant qu’il traduit avec profondeur et intensité.

En 1963, Vladigerov compose un dernier concerto, le Cinquième. Il renoue avec la mélodie grandiose et les rythmes, et il insuffle à l’ensemble, à la manière d’une grande arche, des phases méditatives ou dansées, sur des couleurs locales. Comme dans les autres pages concertantes, Vladigerov soigne le dialogue entre l’orchestre et le clavier, laissant à ce dernier sa part d’expansivité. A l’audition, la continuité de l’inspiration est évidente, malgré les quarante-cinq ans qui séparent les cinq œuvres : le message est éminemment mélodique et tonal. Vladigerov est un romantique du XXe siècle, et il assume ce choix. Ce dernier concerto, enregistré en mono en 1964, avec des saturations dans les aigus, est aussi un témoignage du jeu du compositeur qui en livre sa propre version. On découvre avec le plus vif intérêt sa maîtrise, son engagement et sa capacité à nuancer les climats et à développer les rythmes.

A la tête de l’Orchestre Symphonique National de la Radio bulgare, c’est Alexander Vladigerov (1933-1993), le fils du compositeur, qui dirige tout le coffret, apportant à l’accompagnement orchestral toute la palette de couleurs et de nuances nécessaire. Les quatre premiers concertos ont été gravés en stéréo entre 1972 et 1978 ; même si leur restitution sonore est de qualité, on notera l’une ou l’autre saturation, plus dans les moments orchestraux que dans les interventions des pianistes.

Ce coffret qui sort des sentiers battus est une initiative intéressante : il donne accès à des pages quasi inconnues chez nous d’un créateur d’Europe centrale vénéré dans son pays, et il permet d’entendre de beaux concertos qui ont conservé la ligne de la grande tradition romantique tout en lui insufflant la part d’originalité liée au milieu artistique dans lequel elle s’inscrit. Il serait dommage de négliger cet univers méconnu.

Son : 8  Livret : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

  

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.