Les voix lactées d’Ēriks Ešenvalds
Ēriks Ešenvalds (né en 1977): O salutaris hostia – The Heavens’ Flock – Translation – My Thoughts – Vineta – Legend of the Walled-In Woman – In paradisum. Portland State Chamber Choir, dir. Ethan Sperry. 2020-CD:59'20"-Textes de présentation en anglais-Naxos 8.574124
Adulé par un public nourri, notamment outre-Atlantique, le compositeur letton Ēriks Ešenvalds est l’un des ceux qui alimentent en œuvres contemporaines les répertoires des choristes, aussi bien professionnels qu’amateurs, du monde entier. Si la texture sonore de ses œuvres pour chœur est volontiers plus "épaisse" et "travaillée" que celle qui caractérise les œuvres d’un John Rutter, d’un John Tavener ou d’un Arvo Pärt -Ešenvalds se plaisant régulièrement à la difracter en scindant le quatuor vocal en huit ou seize parties- nous n’irons pas jusqu’à affirmer, avec Ethan Sperry, que sa musique est d’une "grande complexité". À l’inverse de compositeurs tels que James MacMillan, Peter Maxwell Davies ou Erkki-Sven Tüür, qui cherchent à concevoir des œuvres réellement neuves sans pour autant renier les idiomes du passé, Ešenvalds ne s’aventure guère dans les chemins de traverse du modernisme. Les techniques vocales mises en œuvre sont tout ce qu’il y a de plus traditionnel ; le recours à la tonalité élargie n’a rien, non plus, de très révolutionnaire. Tout bien considéré, le langage du compositeur natif de Priekule ne diffère pas fondamentalement de celui d’Herbert Howells (on pense notamment à son Requiem de 1935), voire de Frank Martin (dont la Messe pour double chœur date d’il y a près d’un siècle). Ešenvalds n’est, bien entendu, pas le seul à s’être entiché de cette esthétique prônant un retour à la simplicité -osons le mot !- et au sacré; son œuvre ressemble d’assez près à celle d’un Eric Whitacre ou d’un Gabriel Jackson.
Il n’empêche : la musique d’Ešenvalds n’est pas, loin s’en faut, dénuée de beautés. Choriste lui-même, Ešenvalds maîtrise comme peu d’autres les arcanes du chœur. À la longue, néanmoins, les accords étirés et longs nimbes sonores qui sous-tendent la quasi-totalité de ses partitions ont de quoi lasser l’oreille. S’il est en effet une dimension qui fait cruellement défaut dans les œuvres d’Ešenvalds, c’est le rythme ; le temps est comme suspendu et rares, trop rares, sont les moments d’éveil, les plis inattendus dans ces nappes évanescentes plongeant l’auditeur dans un état de torpeur qui n’est pas nécessairement la principale ambition des chefs-d’œuvre. C’est sur ce point, peut-être, qu’Ešenvalds se distingue le plus franchement des maîtres du passé dont l’esthétique l’a inspiré.
Le programme de l’album que voici s’articule autour du concept de "translation" ("transport" n’aurait pas été moins approprié). Les références au divin ou à la mythologie constituent donc le fil rouge qui parcourt les sept pièces gravées sur ce disque -mais n’était-ce pas déjà la cas dans le précédent album consacré par les mêmes interprètes aux œuvres d’Ešenvalds, "The Doors of Heaven" (Naxos 8.579008, 2017)? Composées entre 2005 et 2019, elles avaient déjà toutes précédemment connu les honneurs d’un enregistrement, à l’exception de Translation.
Lumineux et serein, O salutaris (2009), pour deux sopranos solo et chœur à huit voix, est l’une des pages les plus célèbres et emblématiques d’Ešenvalds. Ce n’est pourtant pas son œuvre la plus subtile ; le duo homorythmique de sopranos, évoluant en grande partie en tierces parallèles et truffé de broderies, laisse un léger arrière-goût de guimauve. En l’occurrence, c’est la belle prestation des deux solistes, au timbre cristallin, que nous saluerons avant toute chose. Les sopranos, au grand complet cette fois, guident également le troupeau dans The Heavens’ Flock (2014), douce élégie d’un berger solitaire qui, les yeux rivés sur les cieux étoilés, s’interroge sur sa condition humaine et les mystères de l’Invisible. Dans Translation, un quatuor de solistes donne une aubade à la lune sur fond d’accords embrumés, projetés, bouches fermées, par un chœur à cinq voix accompagné de cloches. Le mystère s’éternise dans My Thoughts (2019), sans doute la plus intéressante des œuvres réunies sur ce disque, avec ses oppositions de registres et ses rais de lumière pourfendant la noirceur abyssale jusque dans l’accord final, écartelé sur quatre octaves. Plus dramatique, Vineta (2009) oppose aux roulements de grosse caisse le scintillement éthéré d’un attirail de percussions idiophones (vibraphones, cymbale suspendue, glockenspiel et carillons) évoquant les cloches de cette cité engloutie dans la Mer Baltique qui, selon la légende, inciteraient les marins de passage à s’y noyer. Legend of the Walled-In Woman ("La légende de la femme emmurée", 2005) relate le récit fabuleux des trois frères qui auraient érigé sans relâche la citadelle de Rozafa, en Albanie, en vue de repousser les assaillants grecs et romains. À chaque aube nouvelle, la fratrie retrouvait son ouvrage de la veille anéanti, jusqu’au jour où le moyen de conjurer le sort apparut en songe à la mère de famille : seul emmurer vivante la femme de l’un des frères permettrait aux parois du fort de ne plus s’effondrer. L’aîné et le puiné conspirèrent afin d’épargner leurs épouses ; l’aimée du cadet, Rozafa, fut donc sacrifiée. Ešenvalds utilise ici un authentique thème folklorique albanais et sertit cette étrange incantation (les Voix Bulgares ne sont pas loin) d’harmonies particulièrement audacieuses. Le disque s’achève par un ultime appel à la transcendance : dédié par le compositeur à la mémoire de sa grand-mère, In paradisum (2012) marque un retour au recueillement… et aux cordillères d’accords soutenus par le chœur qui s’étendent à perte de vue et dont l’alto et le violoncelle, à l’avant-plan, dessinent délicatement les crêtes.
Le Portland State Chamber Choir est l’un des fleurons états-uniens du chant choral. Il prouve ici, une nouvelle fois, que sa réputation n’est en rien surfaite. La clarté, la sobriété et l’extraordinaire équilibre des voix qui composent ce chœur universitaire en fait un interprète idéal des œuvres "cosmiques" d’Ešenvalds.
Son 9 – Livret 6 – Répertoire 7 – Interprétation 9
Olivier Vrins