Mémoire et chimères : La Quintina magnifie sa fertile investigation des messes de Ludford

par

Ymaginacions. “Mass upon John Dunstable’s square. Nicholas Ludford (c1490-1557) : Missa feria II. William Whitbroke (c1500-1569) : Mass upon the Square [extrait, arrgmt]. Anonyme : Nowel syng we bothe al and som ; Byrd one brere ; An Hevenly Songe. La Quintina. Christophe Deslignes, orgue portatif. Esther Labourdette, cantus. Sylvain Manet, altus. Jérémie Couleau, ténor et direction. Juin 2022. Livret en français, anglais. Paroles des chants en langue originale et traduction bilingue. TT 61’07. Paraty 1123291

La Quintina poursuit son investigation dans le corpus des Lady Masses que Nicholas Ludford dédia à la Vierge, et prolonge avec une intelligence revivifiée sa science extemporanée du chant « super librum » que nous avions saluée dans un précédent album consacré à la Missa Sabato. Fort d’une connivence peaufinée depuis trois ans, l’écheveau creuse encore l’intertextualité musicale, celle des œuvres et celle de leur mise en perspective dans la recréation interprétative, –hommage à cet art d’extrapoler une polyphonie sur une ligne mélodique préexistante. Acte d’imagination, de représentation, par le biais de ce contrapunto alla mente que décrivit Leonel Power (c1370-1445). Sorte d’héritage du déchant et de l’organum fleuri cultivés autour du plain-chant médiéval. Pour faire simple sans trop trahir l’experte notice de Jérémie Couleau (sa compréhension méritera lecture attentive), le square constitue un substrat emprunté, exploité dans une nouvelle matrice compositionnelle qui ensemence la structuration des voix.

En l’occurrence, dans le programme de ce disque, ce nucleus provient de John Dunstable (1390-1453), identifié dans le manuscrit Lansdowne 462 (folio 152) : un fertile recueil dont le didactisme explique certainement la postérité, quand Ludford et Whitbroke y puisèrent un siècle plus tard. L’aîné s’inspire de ce tenor dans trois premiers mouvements de sa messe, le cadet seulement pour le Kyrie. C’est là que la démarche créative de La Quintina entre en scène, et justifie le sous-titre de l’album : les sections monodiques de Ludford se prêtent ici à un canevas d’élaboration et improvisation tant vocales qu’instrumentales (incursions solistes d’organetto), dont la page 8 donne idée de la complexité (faburden, discantus, gymel…), et qui honore diverses techniques de l’art contrapuntique de l’époque. La propre musique de Whitbroke s’entend même injectée sous guise de contrafactum !

Le programme inclut les deux pièces pour le Propre de l’Assomption écrites par Ludford (Alleluya et Sequentia Post partum Virgo). Leur présence se justifie par la vocation mariale de cette messe, mais intègre aussi deux pages pour un autre temps liturgique, celui de la naissance du Fils : Nowel syng we bothe al and som et An Hevenly Songe, tirés du Selden Carol Book (Bodleian Library), et qui apparaissent au début et à la fin de ce récital, comme pour inscrire la liturgie mariale dans le contexte élargi de la Nativité. Tout en greffant une savoureuse touche roots & folk. On conçoit ce que la notion d’intégrité présenterait ici d’illusoire quand un telle concertation, loin de se plier à une stricte et vaine obédience, selon le chef d’équipe, devient laboratoire « dans lequel les inventions de John Dunstable, de Nicholas Ludford et de William Whitbroke dialoguent avec nos ymaginacions ». Pimentées par les érudites analyses de Gérard Geai sur la musica ficta de l’opus en jeu.

Une liberté qui, à l’instar du précédent CD de la troupe, permet d’inviter deux gloses façonnées aux seuls tuyaux, sur Afferentur regi Virgines (associé à l’offertoire de la Missa feria II) et sur la célèbre chanson Byrd one brere, confiées à la ménestrandise de Christophe Deslignes. Ailleurs, véritable quatrième voix qui étoffe, décore l’a cappella, ou y supplée en alternatim : un emploi du clavier étayé par les recherches de Nicholas Temperley sur la pratique ecclésiastique anglaise (Cambridge University Press, 2005), d’autant crédible que Ludford officiait à la console de la St Stephen's Chapel. Dans notre article au sujet de l’enregistrement de la Missa Sabato, nous avions regretté que les paroles non chantées ne fussent placées entre parenthèses dans le livret. Notre vœu a été exaucé, tant cette précaution typographique facilite la lecture pendant l’écoute. Signalons en revanche qu’on pourrait apprécier davantage de recul pour la captation de l’organetto, aux emphases parfois envahissantes face à la finesse des silhouettes vocales, réalistement situées dans l’acoustique de l’Abbaye de Loc-Dieu. Au demeurant, la scène sonore reproduite par les micros de Julien Podolak s’avère somptueuse.

Les volumes de l’ensemble Cardinall's Musick (ASV), les témoignages du Choir of New College Oxford d’Edward Higginbottom (Pan Classics), du Trinity Boys Choir de David Swinson (Rondeau), du Westminster Abbey Choir de James O'Donnell (Hyperion), du Blue Heron de Scott Metcalfe, la Missa Dominica par l’Ensemble Scandicus (Pierre Vérany) : nous avions déjà rappelé quelques méritoires jalons dans la discographie de Ludford. La présente réalisation ne se comparera à aucune autre. La concrétisation artistique de sa proposition à une voix par partie, brodée par l’organetto, se singularise et honore ce jeune quatuor fondé en 2019. Par sa virtuose conduite de l’abyme et du palimpeste, La Quintina réussit la gageure de surclasser l’ingéniosité de son exploration de la Missa Sabato. Fascinante mosaïque, entre authenticité et fantasme, démultipliée pour mieux reconstruire. L’un tourné vers la source du sqwar tutélaire, l’autre inversement dirigé vers l’horizon du dépassement poétique : deux miroirs confrontés s’interrogent et se répondent à l’envi. Les dernières secondes du disque nous abandonnent sur le bruit des lourds gonds qui referment ce voyage. La conclusion de la notice laisse deviner qu’une page de cette « épopée anglaise » est tournée. La Quintina fait partie de ces curieux qui non seulement cherchent mais trouvent. On espère bientôt retrouver leurs captivantes heuristiques dans d’autres projets à leur mesure.

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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