Ludford, la Missa Sabato : redécouverte créative, intimiste et rayonnante avec La Quintina

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Heavenly Songes. Nicholas Ludford (c1490-1557) : Missa Sabato. Anonyme : Deo Gracias anglia ; Edi beo thu hevene quene ; There is no rose ; Abide I hope. La Quintina. Christophe Deslignes, orgue portatif ; Esther Labourdette, cantus ; Sylvain Manet, altus ; Jérémie Couleau, tenor et direction. Avril 2019. Livret en français, anglais. Paroles des chants en langue originale et traduction bilingue. TT 60’47. Paraty 220191

Dans sa préface de Tudor Church Music (Merlin Press, New York, 1955), Denis Stevens (1922-2004) déplorait que les efforts universitaires (soutenus par le mécénat d’Andrew Carnegie) en la faveur n’excédaient le cercle restreint de la recherche académique, et que ce répertoire peinait à trouver son public. En cet ouvrage, le musicologue cernait toutefois l’art de Nicholas Ludford : ses Lady Masses « sont toutes pour trois voix, et sont conservées dans trois livres partiels. Un quatrième livre contient ces parties de l'Ordinaire destiné à être chantées ou même développées par un organiste alternativement avec la polyphonie. Ludford révèle un bonheur contrapuntique à gérer les textures à trois voix. Pourtant, ce faisant, il semble regarder en arrière plutôt qu'en avant, faisant pour ainsi dire écho aux sons clairsemés et solennels du XVe siècle, du Rex seculorum Gruene Linden et de O rosa bella. »

Après sa mort, et jusqu’à notre époque, ce compositeur sédentaire (il gravita dans le giron de Westminster) resta dans un angle mort, du moins ne bénéficia pas des mêmes égards que ses compatriotes John Dunstable, Robert Fayrfax, John Taverner, ou Thomas Tallis.  Parmi les contributions des trois dernières décennies, on peut citer l’investigation de David Skinner chez Stainer & Bell (Londres, 2003, 2005), cofondateur de l’ensemble Cardinall's Musick qui enregistra au début des années 1990 une remarquable série consacrée à Ludford (ASV). La discographie s’est enrichie grâce au Choir of New College Oxford d’Edward Higginbottom (Pan Classics), au Trinity Boys Choir de David Swinson (Rondeau), au Westminster Abbey Choir de James O'Donnell (Hyperion) et aux troupes d’élite de Blue Heron de Scott  Metcalfe. Et chez le label Pierre Vérany la Missa Dominica en novembre 2012 par l’Ensemble Scandicus que dirigeait Jérémie Couleau, qui nous revient comme maître d’œuvre du présent CD. Lequel s’est imprégné des travaux les plus récents pour étayer sa compréhension de la Missa Sabato ici abordée. Le livret rappelle aussi les analyses de John Bersagel (1962) au sujet des spécificités que cumulent les messes en alternatim de Ludford : dans le corpus britannique, il s’agit d’un unicum en tant que cycle à la Vierge déployé pour chaque jour de la semaine ; un des rares exemples incluant Alleluya et Sequentia du Propre ; un témoin remarquable de l’art du square et de la pratique alternée de chant monodique et polyphonique.

Précisons que le square ne désigne pas la notation carrée, mais une carrure qui conforte le tissu polyphonique dans l’exercice du chant « super librum » (rejoignant ainsi la pratique des faburdens), voire qui alimente le cantus firmus dans le cas de l’Ordinaire des messes de Ludford. Ces squares pouvaient dériver de chansons connues (ainsi Or me veult bien Esperance mentir du Chansonnier Mellon pour la Tuesday Mass) ; celui de la Missa Sabato n’a pas été identifié dans la littérature musicale d’alors ! Pour les parties nues du square, laissant ouvertes les spéculations sur la façon de les appréhender, La Quintina a opté pour une démarche créative, guidée par Jérémie Couleau, spécialiste de l’improvisation sur le plain chant : ornementation des versets monodiques qui puise à diverses recettes ex tempore des chantres de l’époque, habillage laissé à l’inspiration de Christophe Deslignes… Car l’organetto, selon les études de Nicholas Temperley sur la pratique ecclésiastique anglaise (Cambridge University Press, 2005), résonnait certainement dans les chapelles dédiées à la Vierge, où l’on put entendre la série des Lady Masses. L’instrument à tuyaux complète le disque par quelques ingénieux solos glosés sur des airs emblématiques (Edi beo thu, There is no rose). En marge de la messe, le programme inclut le Deo gracias anglia, un contrafactum d’un Amen, et quelques carols anciens qui ont profité de conseils philologiques pour retrouver la saveur de la prononciation.

Délaissant toute vêture chorale, la jeune et enthousiaste équipe a privilégié le minimalisme d’un soliste par partie pour ciseler les entrelacs des Treble, Meane, et Tenor, chantés dans le ton. Épanouie dans la somptueuse acoustique de l’Abbaye de Loc-Dieu, la qualité vocale de l’ensemble, un collectif bien apparié et audiblement heureux de ce qu’il nous offre, ne laisse craindre ni aridité ni trou d’air. À tel point qu’on se convainc combien l’écriture virtuose et lumineuse de Ludford s’optimise dans ce format intimiste. S’il s’agit de pinailler, on pourrait signaler que, dans le livret, les paroles non chantées auraient pu être placées entre parenthèses, afin de faciliter la lecture pendant l’écoute. C’est bien la seule peccadille qu’on peut reprocher à un album aussi séduisant qu’instruit, et vraiment majeur dans la redécouverte de ce pan réfractaire à la Réforme anglicane, de ce maillon négligé de la liturgie votive à l’ère Tudor.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire & Interprétation: 9 

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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