Musique en Wallonie complète son intégrale des mélodies de Joseph Jongen

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Joseph Jongen (1873-1953) : Intégrale des mélodies, volume 2. Fêtes rouges, op. 57 ; Deux mélodies de Victor Hugo ; Cinq mélodies op. 29 ; Deux mélodies de Sully Prudhomme ; Mélodies diverses. Sarah Defrise, soprano ; Craig White, piano. 2022. Notice en français, en anglais, en néerlandais et en allemand. Textes complets des mélodies, avec traduction en trois langues. 93’ 55’’. Deux CD Musique en Wallonie MEW 2306.

Dans son catalogue, Musique en Wallonie a fait honneur au Liégeois Joseph Jongen à plusieurs reprises : des œuvres pour violoncelle et orchestre, des pages intimes de la période de la Première Guerre mondiale, la cantate Comala qui lui valut le Prix de Rome belge en 1897, une anthologie de pièces pour orgue, mais aussi, en 2017, un choix de mélodies interprétées par la soprano Claire Lefilliâtre et l’Ensemble Oxalys. Deux ans plus tard, cette fois par la soprano Sarah Defrise et le pianiste anglais Craig White, un duo formé depuis les Rencontres Musicales d’Enghien en 2015, un premier volume d’une intégrale des mélodies de Jongen voyait le jour, sous le titre « Entrevisions » ; au cœur de l’exercice, on trouvait un cycle inédit de sept poèmes d’Armand Silvestre (1892), les six brillantes mélodies de l’opus 25 (1902) et des pages de maturité. Le second volume, qui vient de paraître, honore le compositeur, né il y a 150 ans, le 14 décembre 1873 et offre ainsi un éventail exhaustif de sa production dans ce domaine.

La soprano bruxelloise Sarah Defrise a signé en 2020 une thèse de doctorat en musicologie consacrée à l’œuvre vocale de Joseph Jongen qui lui a permis de découvrir une série de pièces inédites. C’est elle qui signe la notice de ce second album où, sur un éventail d’une petite trentaine de plages, on découvre des poèmes de seize auteurs, sept Belges et neuf Français (+ un anonyme), mis en musique, dont treize en première gravure mondiale. Pour l’édification du programme, le choix des interprètes s’est porté sur des œuvres de jeunesse et de maturité, permettant ainsi de saisir l’évolution du compositeur au fil de sa carrière que Sarah Defrise résume de la manière suivante : romantisme français, post-wagnérisme et debussysme, synthétisme jongénien. Si le premier volume valorisait l’opus 25 de 1902, ce sont les opus 29 (1906) et 57 « Fêtes rouges » (qui datent de la Première Guerre mondiale) qui sont mis ici en évidence. Suivons le guide éclairé qu’est Sarah Defrise.

Parmi les mélodies de jeunesse, phase de « romantisme français », Pâquerette, composée à 17 ans sur un texte anonyme, porte bien son titre trop léger. Bientôt, avant ses vingt ans, Jongen s’intéresse à des poèmes de son ami disonais Adolphe Hardy (1868-1954). Il en met cinq en musique, qui ne nous convainquent pas tout à fait quant au talent du moment de cet auteur qui signera, à l’aube du XXe siècle, le recueil inspiré qu’est La route enchantée. Jongen n’est d’ailleurs conquis que de manière relative, même si l’on peut retenir l’efficacité bucolique de Voici venir l’hirondelle ou la ferveur christique de Malheur à vous. Avec les deux mélodies de 1893, Victor Hugo va lui permettre d’élever le débat et de déployer une plus grande sensibilité : Extase (Les Orientales), et J’eus toujours de l’amour (Les Rayons et les ombres) se partagent entre élégie et art d’apprivoiser les oiseaux pour faire de même avec les âmes. De Sully Prudhomme, qui sera le premier Prix Nobel de littérature en 1901, Jongen retient dans un même contexte léger, deux textes tirés des Stances et Poèmes de 1865, à savoir Les Berceaux, en miroir avec les bateaux, et Ressemblance, avec l’offrande de la tendresse. Inédites toutes les quatre, ces mélodies témoignent d’une évolution plus attentive à la valeur des mots et à leur portée.

Après un silence de dix ans sur le plan vocal, Jongen aborde « la veine post-wagnérisme et debussysme » avec l’Opus 29 de 1906. Cinq textes d’auteurs différents (quatre Français et le Belge Edmond Picard, pour un éthéré Tableau gothique) le constituent, avec une nouvelle mouture de Lys-Chrysanthème de Hélène Vascaresco, sur fond de douleur, déjà présent dans l’opus 25, un pastiche de Gauthier-Villars, (Willy, le mari de Colette), un Parfum exotique de Baudelaire, extrait des Fleurs du mal, qui domine l’ensemble par sa haute qualité, texte et musique se séduisant mutuellement, et un poème d’amour d’Armand Silvestre. Mais, à nos yeux, c’est sous l’appellation de « synthétisme jongénien » que lui attribue Sarah Defrise, que se situe le sommet de ce double album, placé en tête d’affiche. Les fêtes rouges, opus 57, se compose de cinq mélodies dont les trois premières illustrent de superbes poèmes de Franz Hellens, l’un des auteurs phares de notre littérature, avec lequel Jongen entretint des relations d’amitié à partir de 1910. Ce recueil a été écrit pendant la Première Guerre mondiale, lorsque Jongen séjournait en Angleterre. On lira en détails dans la notice la genèse de cette collaboration, et l’on sera fasciné par ces vers qui évoquent l’exil, mais aussi l’horreur des tranchées et de la guerre. Le langage tantôt expressionniste, tantôt symboliste de Hellens pousse Jongen à des audaces harmoniques qui le propulsent au rang des novateurs musicaux de son temps, précise Sarah Defrise. Hélas, la collaboration n’ira pas au-delà, Jongen complétant son cycle par Release de G. Jean-Aubry, un ami de Debussy, auquel se référeront aussi Ravel et Roussel, et par Sur la grève de Henri de Régnier. Le premier évoque l’éloquente image d’un cygne qui se bat contre l’eau gelée d’un étang -on peut y voir une métaphore du conflit- ; le second, entre Parnasse et symbolisme, tiré des Médailles d’argile (1900), enchevêtre la mer, le ciel et l’éternité. Assurément, Les fêtes rouges est le recueil de Jongen le plus réussi, de par son homogénéité lyrique, mais aussi par sa profondeur, la combinaison des vers et de la musique, en faisant de vrais trésors vocaux.

Des mélodies séparées complètent ce programme riche et varié ; on épinglera parmi elles Les Pauvres, tiré des Visages de la vie d’Emile Verhaeren, une pure merveille. Mais encore une fois, en 1948, ce sera dans les Fleurs du mal de Baudelaire que l’ultime inspiration puisera, avec La Musique qui connaîtra une création posthume en 1953 lors d’un concert à la mémoire du disparu. Un choix du compositeur qui retentit comme une évidence vibrante lorsque l’on découvre le premier vers : La musique souvent me prend comme une mer ! Cela sonne presque comme une épitaphe…

Tout au long de ce parcours, dont on notera l’intelligence de la construction qui diversifie pages de jeunesse et de maturité, Sarah Defrise cisèle les mots et souligne leur plasticité. Avec sa voix chaleureuse et émouvante, avec sensibilité et variation de couleurs, elle s’investit tout à fait dans ce projet qu’elle a minutieusement préparé, démontrant sa connexion parfaite avec un univers qui, s’il n’est pas toujours de qualité égale, propose néanmoins de vrais moments de bonheur vocal. Au piano, Craig White est bien plus qu’un complice, en soulignant d’instinct la diversification des timbres, l’évolution stylistique, les moments lyriques ou brillants, et toutes les fines nuances d’un corpus où on le sent à l’aise. Musique en Wallonie signe, comme toujours, une édition de qualité, agrémentée d’illustrations judicieusement choisies. Honneur est bien rendu aux 150 ans de la naissance du compositeur.

Son : 9  Notice : 10   Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

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