Nouvelle intégrale des Suites Anglaises, par Paolo Zanzu : vivacité, agrément et justesse 

par

Johann Sebastian BACH (1685-1750) : Suites anglaises BWV 806-811. Paolo Zanzu, clavecin. 2017/2018. Livret en français, anglais, italien. 130’40. Pavane Records, Musica Ficta MF8032/3. 

On le sait, ces Suites n’ont d’anglais que le titre, ou la nationalité d’un commanditaire, ou se réfèrent à l’exil londonien de Charles Dieupart, dont Bach recopia les travaux et s’inspira pour son premier prélude qui ouvre le BWV 806. Elles ont de français cette enfilade de danses de cour qui structure les six cahiers. Et ce tendre lyrisme que sut si bien illustrer Kenneth Gilbert (Harmonia Mundi, 1981). Elles ont d’italien cette volubilité, cette profusion, cette ardeur concertante. Et d’allemand cette élaboration contrapuntique qui nous affranchit de la galanterie salonnarde. Bref un creuset où l’interprète peut butiner à loisir, briller par un art de synthèse. Ou se fourvoyer dans cette diversité des pistes faute de n’en assumer aucune.

L’intérêt de cette interprétation est de ne pas s’enfermer dans l’univoque, mais de deviner, d’emprunter le goût, l’allure qui conviennent à chaque pièce. Voire de nous révéler des aspects dont il semblait a priori improbable d’unifier les facettes : voyez comment la Sarabande BWV 808 réconcilie l’art de chanter et de discourir ! Sans pour autant monter en chaire, car s’il est bien un écueil évité par Paolo Zanzu, c’est le dogmatisme. Si une rigueur s’empare de son jeu, ce n’est que celle d’un volontarisme qui ourdit la trame avec autorité, sans infléchir l’intention rythmique. Étant dit que les mains sont capables d’une constante inventivité : magnifique travail sur le procédé imitatif de la Bourrée de cette première Suite ! Et l’audace de caractérisation de la réplique en mineur (plage 7), où la registration nasillarde invite un judicieux théâtre d’humeur, comme des acteurs impertinents. Même intelligence des mains pour la Gigue qui clôt ce recueil, au service d’une subtile chorégraphie.  Si l’on croit voir des danseurs y évoluer sous nos oreilles, c’est bien l’orchestre qui s’invite ensuite dans le Prélude de la BWV 807 : comment mieux traduire les reliefs concertino/ripieno que dans cette interprétation quasiment polychorale ?! Un autre type de contraste pour les Bourrées : à l’élan ébarbé de la première (pur vecteur dans le tracé du claveciniste sarde, quoique caressant comme un zéphyr) succèdent les confidences luthées de la seconde, comme un boudoir en abyme.

On dit parfois que la BWV 809 est la plus superficielle du lot, la plus badine peut-être ; pourtant l’Allemande nous est ici ciselée avec tant de grâces ! Les triolets en doubles-croches ne se bornent pas au remplissage mais taquinent la muse dans un décor pastoral : on s’imaginerait dans quelque Bergeries de François Couperin.

La BWV 810, quel triomphe ! Un Prélude renversant, dardé sans crispation : a-t-on jamais rien entendu de mieux au disque ? La redoutable agogique de la Sarabande : surmontée, quand comme ici les doigts réussissent à tisser sans s’enliser. Et à diffuser des reflets de lune triste dans un marais de sentiment. Sans menacer la netteté, Paolo Zanzu n’édulcore rien des chromatismes de la Gigue, ses bigarrures, ses épices, ses bizarreries : miroir tendu au Harlequin, Pierrot et Scapin de Watteau. Pour l’Allemande BWV 811, quelle continuité de ligne que ne menace aucun rubato, quelle fluidité ! La Gigue finale reste un OVNI dans la littérature de clavecin, étrange colique, et mieux que jamais dans cette lecture qui laisse abasourdi, véritable geyser fantasque. 

Nonobstant nos respects pour Gustav Leonhardt (Emi 1984, non son antécédent trop sec chez Seon), Christophe Rousset (Ambroisie), Blandine Rannou (Zig Zag) et Masaaki Suzuki (Bis), c’est désormais le présent album du fondateur de Le Stagioni que je conseillerais en priorité : un coffret d’arômes où il n’est que d’ouvrir un tiroir pour se sentir embaumé. Cela sur un instrument (école Gottfried Silbermann c1735 fait par Anthony Sidey et Frédéric Bal en 1995) idéalement complice : nacré à souhait, d’une inépuisable séduction, qui offre gabarit et parfum, coffre et résine, crème et jarret.

Ce qui dans l’ensemble aura marqué l’auditeur, c’est cette politesse qui n’accourt pas à la soupe, ni pour taper la pose. Cette humilité ne prétendait peut-être pas bouleverser la discographie, mais elle y a réussi, par ses vertus complémentaires, qui tiennent du géomètre et du poète, de l’algorithme et l’alchimie, de Le Nôtre et de Chardin. Comme disait La Rochefoucauld un demi-siècle avant que Bach ne compose ces six Suites : « un esprit de feu va plus loin avec plus de rapidité. Un esprit brillant a de la vivacité, de l'agrément et de la justesse ». À d’autres les vains transports, les éclaboussures et le plein phare : celui qui fut chef assistant auprès de William Christie et John Eliot Gardiner nous a conquis par son brillant esprit.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

 

 

 

Un commentaire

  1. Ping : Une approche qui interroge avec Paolo Zanzu | Crescendo Magazine

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.