Portait de compositrice : Tekla Bądarzewska

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Tekla Bądarzewska est une pianiste et compositrice polonaise ayant vécu de 1829 à 1861. Sa vie s’est déroulée dans ce qui est maintenant la République de Pologne. Un bref résumé de la situation politique de la Pologne, en particulier de Varsovie, semble indispensable pour comprendre son époque.

La République des Deux Nations, qui unit le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie en un seul état par l’Union scellée à Lublin le 1er juillet 1569, gouverne la région de 1569 à 1772 avec Cracovie comme capitale. Cracovie et Vilnius sont les sièges de deux Diètes (parlements) et de deux sénats. La Pologne et la Lituanie conservent leurs armées, leurs administrations et leurs lois propres. En 1596, le Roi Sigismond III (1566-1632), de la dynastie suédoise Vasa, déplace la capitale de la Pologne de Cracovie à Varsovie. 

Le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie sont liés par un monarque commun élu à vie par une Diète commune.

Stanislas August Poniatowski (Vowchyn 1732-Saint-Pétersbourg 1798), couronné en 1764, est le dernier Roi de la République des Deux Nations et Grand-Duc de Lituanie. Il entame des réformes mais son pouvoir est fragile. Son règne est marqué par une révolte de nobles contre l’ingérence de la Russie, ce qui provoque un premier partage de la République des Deux Nations. Le pays est amputé d’un tiers de son territoire et de sa population au profit de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche à la suite d’un traité ratifié par la Diète polonaise en 1772. 

La promulgation de la Constitution (3 mai 1791) provoque une guerre russo-polonaise et aboutit, en janvier 1793, à un deuxième partage entre la Russie de Catherine II et la Prusse de Frédéric-Guillaume II, sans l’Autriche alors en guerre avec la France. Varsovie reste polonaise. Après l’échec de l’insurrection de 1794 contre les dominations russe et prussienne, commandée par l’officier polonais Tadeusz Kościuszko (qui avait pris part à la guerre d’indépendance des Etats-Unis), un troisième partage efface définitivement la République des Deux Nations en 1795. Varsovie est incorporée au Royaume de Prusse et devient le chef-lieu de la province de Prusse-Méridionale. Stanislas August Poniatowski abdique.

Une éclaircie apparaît suite aux guerres de Napoléon. Un certain nombre d'officiers de l'insurrection, dont Jan Henryk Dąbrowski (Dombrowski en français, 1755-1818) et Karol Otto Kniaziewicz (1762-1842), prennent fait et cause pour la France révolutionnaire dès 1795 et participent aux guerres du Général Bonaparte. Le Chant des légions polonaises en Italie (La mazurka de Dombrowski, 1797) devient l’hymne national officiel de la Pologne dès 1927. Pour remercier les légions polonaises, qui constituent une élite au sein des troupes du Premier Empire, Napoléon Bonaparte rétablit, en 1807, le Duché de Varsovie, un Etat polonais qui disparaîtra en 1813, peu après l’échec subi par la Grande Armée lors de la campagne de Russie. 

S’ensuit alors la chute de Napoléon et le Congrès de Vienne de 1815 qui crée un Royaume de Pologne constitué des ¾ de l’ex-Duché de Varsovie, avec le Tsar de Russie Alexandre Ier comme roi. Cette région garde une grande autonomie, une armée et un parlement (Diète).

Le 29 novembre 1830, les élites polonaises se révoltent, expulsent les autorités russes. Les insurgés proclament l’indépendance du pays en janvier 1831. Elle sera de très courte durée. La Russie du Tsar et Roi de Pologne Nicolas Ier (de 1825 à 1855) emporte une importante victoire en mai 1831. Le chef de l’état supprime la Constitution, la Diète, l’armée locale et les libertés civiles. Débute alors un programme de russification intensive. Les autres insurrections nationales de 1846, 1848 et 1863 n’eurent aucun succès : les territoires polonais occupés par les Russes restèrent de simples provinces russes.

Tekla Bądarzewska a donc vécu dans une période politiquement très troublée. Les documents officiels se sont éparpillés ou ont disparu, ce qui rend difficile de dater les évènements importants de sa vie.

Intervient ici Madame Beata Michalec, Varsovienne, Présidente du Comité de restauration de la mémoire Tekla Bądarzewska. En 2010, au terme de recherches minutieuses, elle a pu découvrir l’année et le lieu de naissance de Tekla grâce à un document du 30 avril 1852, rédigé juste avant le mariage de Tekla qui sera célébré le 16 mai 1852 :

Nous connaissons bien Mlle Tekla Bądarzewska. Elle est née dans la ville du district de Mława. Elle est la fille d’Andrzej Bądarzewski et Tekla née Chrzanowska. Elle a vingt-trois ans…

Cette découverte lui a valu la Médaille du Mérite de la Ville de Mława. 

On estime donc que Tekla Bądarzewska est née en 1829 à Mława, à environ 109 km au nord-est de Varsovie. Les deux villes appartiennent à la voïvodie (région) de Mazovie. 

Tekla est décédée à Varsovie le 29 septembre 1861.

Biographie 

Tekla Bądarzewska serait issue d’une famille de la noblesse terrienne. Son père, Andrzej Bądarzewski est né vers 1790 dans un village des environs de Kiev, région faisant partie, à l’époque, de la République des deux Nations, puis incorporée dans l’empire russe en 1793 lors du deuxième partage. Il a épousé, vers 1825, Tekla Chrzanowska qui était née à Mława vers 1807. Ils ont eu deux filles, Julia et Tekla, et un fils, Wawrzyniec Hipolit. 

La famille s’installe à Varsovie vers 1830. Les différents lieux de résidence à Varsovie sont liés au travail du père : Andrzej Bądarzewski travaille à la police. Il passe du poste d’inspecteur de police départemental à celui de commissaire de police exécutif après l’échec du soulèvement du 29 novembre 1830 contre l’occupant russe. Au cours de ses nombreuses années de service, il est décoré à plusieurs reprises par les autorités tsaristes et promu secrétaire du gouvernorat. Il termine sa carrière en 1858. C’est dans leur demeure, 32, rue Pańska à Varsovie que décède la mère de Tekla en 1872. 

Le 16 mai 1852, Tekla Bądarzewska épouse Jan Baranowski dans l’église de la Visitation de la Bienheureuse Vierge Marie située rue Przyrynek à Varsovie.

Jan Baranowski fait une carrière militaire, comme son père Stanisław Eustachy Baranowski. Ce dernier, lieutenant dans le régiment de cavalerie des Uhlans de Poznań pendant le soulèvement de novembre de 1830, est décoré de l’ordre Virtuti Militari, la plus haute distinction militaire polonaise, récompensant la bravoure face à l'ennemi.

Jan Baranowski, quant à lui, est secrétaire provincial au 4e département de la Chancellerie de l’Intendant général avec le grade de capitaine décerné en 1855 puis, en 1857, conseiller honoraire, comptable dans le 3e département de la Chancellerie de l’Intendant général. Cette même année, il est décoré par les autorités tsaristes de l’Ordre de Saint-Stanislas, 3e classe et promu au grade de major. Sa famille faisait partie de la petite noblesse polonaise. 

D’après les Archives de l’Etat consultées par Beata Michalec, Tekla et Jan ont eu trois filles Maria Waleria (11 avril 1855), Bronisława Maria (5 août 1856) et Janina Tekla Stanislawa Gabriela (1857). Elles ont été baptisées à l’église de la Visitation de la Bienheureuse Vierge Marie où leurs parents se sont mariés.

Une notice nécrologique du journal « Kurier Warszawski » du 30 septembre 1861 annonce au sujet de Tekla Bądarzewska : Hier, elle a quitté ce monde […]. Le mari a plongé dans un profond chagrin…. Ceci a permis de fixer la date du décès de Tekla au 29 septembre 1861. 

Elle est enterrée au cimetière Powązki le 1er octobre 1861. Ce cimetière de Varsovie contient les tombes de grands citoyens de la ville dont celle des parents de Frédéric Chopin et de Stanisław Moniuszko (1819-1872). Pour le premier anniversaire de la mort de Tekla, son mari a fait ériger en son honneur un tombeau monumental qui présente la sculpture d’une femme, le coude droit posé sur une colonne avec, à ses pieds, une lyre et une couronne de laurier. Elle tient dans la main gauche un rouleau de papier dévoilant les mots français LA PRIERE D’UNE VIERGE.

Les filles de Tekla et Jan Baranowski ont fréquenté l’enseignement public. L’aînée, Maria Baranowska a décroché le titre d’institutrice en 1872. Bronisława et Janina ont côtoyé, au Conservatoire de musique de Varsovie, Ignacy Paderewski (1860-1941), pianiste virtuose, compositeur, mécène, homme politique et diplomate, grand défenseur de la cause polonaise. Elles ont eu comme professeur Stanisław Moniuszko (1819-1872), pianiste, organiste, musicologue, compositeur d’opéras réputé.

Tekla Bądarzewska pianiste et compositrice

Quelles sont les motivations qui ont poussé cette jeune fille, vivant dans un territoire polonais occupé par la Russie, à composer, un travail alors perçu comme typiquement masculin ? 

Au début du XIXe siècle se crée, à l’initiative de l’écrivain politique Julian Ursyn Niemcewicz, un mouvement patriotique porté par des artistes et des femmes aristocrates qui s’unissent pour composer des chants historiques valorisant les héros de leur pays. Les destructeurs du monde peuvent bien anéantir des nations, confisquer et faire disparaître les livres où sont inscrits les heurs et malheurs de l’humanité, mais ils n’éteindront jamais, sur les lèvres des mères, ces chants par lesquels elles rappellent à leurs enfants qu’ils eurent une patrie. Consacrer du temps à cette action était pour ces femmes un geste héroïque car leur mission était, comme dans beaucoup de pays à l’époque, de veiller sur leur époux, leurs enfants et leur foyer. Les Polonais de ce temps-là associent très souvent le patriotisme avec la religion catholique. Les Russes sont majoritairement orthodoxes et les Prussiens protestants.

L’introduction du recueil de Chants Historiques de Stanisław Staszic publié en 1816 (Śpiewy historyczne), créé par des femmes et pour des femmes, précise que Cet ouvrage doit essentiellement son principal avantage et sa beauté à des femmes qui, en imitation de leurs ancêtres élevant dignement les jeunes pour qu’ils atteignent courage et notoriété, sont maintenant en compétition avec nous dans le zèle civique, en appliquant leurs talents à propager la mémoire de guerriers polonais célèbres au moyen de leurs chants fort émouvants. Le but premier est d’intéresser les mères polonaises qui seront les premières à nourrir et éduquer le corps et l’âme de jeunes enfants, derniers vestiges de l’espoir de notre nation et ainsi d’utiliser la parole, la lecture, le chant, et même les jeux pour montrer constamment aux enfants l’histoire de leurs ancêtres et ainsi rester de vraies mères d’enfants polonais et non des marâtres. 

Remarquons que c’est aussi le but de l’auteure amérindienne contemporaine Joy Harjo qui écrit dans son ouvrage Carte pour le monde à venir de 2019 : On ne peut détruire un chant, bien qu’on puisse priver un peuple de mémoire. Le chant peut maintenir la mémoire d’un peuple.

Dans de nombreux pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique, les compositrices présentent leurs œuvres dans des salons privés, très à la mode au XIXe siècle. On y côtoie des élites, hommes et femmes lettrés, artistes peintres et musiciens qui redessinent la culture. Elles participent aussi à des concerts de charité. Le fait d’être payées pour leur travail était considéré comme indécent. Par ailleurs, beaucoup de filles et d’épouses polonaises d’hommes condamnés suite au Soulèvement de novembre (1830) doivent absolument trouver un emploi.

Au début du XIXe siècle, un seul salon est animé par une femme polonaise, la compositrice et pianiste virtuose Maria Szymanowska, née Marianna Agata Wołowska (Varsovie 1789-Saint-Pétersbourg 1831). Il est situé à Saint-Pétersbourg. Plus tard, plusieurs salons voient le jour à Varsovie, comme ceux des femmes de lettres Paulina Wilkońska (1815-1875) et Jadwiga Łuszczewska (1834-1908).

Plusieurs périodiques réservent de l’espace aux arts et montrent au public le travail des femmes. L’une des éditrices, Eleonora Ziemięcka, philosophe et catholique fervente, publie Réflexions sur l'éducation des femmes (1843) où elle souhaite que l’on offre aux femmes une éducation moderne. Elle idéalise Frédéric Chopin (1810-1849) -qui a quitté la Pologne pour la France en 1831- et Stanisław Moniuszko (1819-1872), mettant en avant leur spiritualité et leurs actions charitables.

Dès son enfance, Tekla baigne dans un esprit patriotique et pieux. Les filles avaient accès à l’enseignement, essentiellement à domicile, et elles étaient parfois préparées à la vie de salon. Pour cela, il était bon de maîtriser des langues étrangères comme le français et de bien jouer du piano, instrument présent dans beaucoup de familles aisées. Il semble que  cette formation privée permit à Tekla de s’exprimer comme pianiste et compositrice et de donner à ses œuvres des titres en français, dans l’espoir de garantir leur popularité. 

Elle participe, toute jeune, à des concerts de charité où son talent est remarqué.

Les compositrices polonaises de cette époque sont considérées comme des dilettantes qui composent, pour les salons, des chants sur des poèmes polonais et des romances sur des textes français. Le mariage mettait souvent un terme à la production artistique des femmes, ce qui ne semble pas être le cas pour Tekla. Maria Pomianowska, musicienne née à Varsovie en 1961, écrit : C’est une histoire très édifiante pour moi : une femme, une mère qui vit des moments difficiles entre les soulèvements, mais qui s’en sort toujours.  

Des recherches approfondies, menées notamment par les Polonaises Beata Michalec et Maria Pomianowska et par l’éditeur japonais Yukihisa Miyayama, ont permis de retrouver, à la fin du XXe siècle, une quarantaine de pièces attribuées à cette grande mélodiste qu’est Tekla Bądarzewska. Ces compositions sont généralement des miniatures calmes et douces. 

La première pièce connue de Tekla est une Valse pour piano forte publiée à Varsovie dès 1843 par Franciszek Henryk Spiess (1806-1847), un éditeur musical important à l’époque (Fr. Spiess & Co). Tekla a 14 ans à ce moment. Elle dédicace cette valse à Anna Makiewicz, la bienfaitrice d'un orphelinat local.

Apparemment, Tekla fréquentait elle-même les maisons d’édition et livrait ses partitions dans des librairies et des magasins dédiés à la musique.

La nature est présente dans ses œuvres. Les oiseaux chantent, les arbres bruissent, les nuages planent. Certaines pièces de Tekla se réfèrent 

- à des endroits appréciés : Souvenirs à ma chaumière ; Dans la forêt ; L’écho des bois ; Chant du rossignol ; Le corbeau et la corneille ; La harpe éolienne ; Harmonies du matin… 

- à une grande sensibilité religieuse : La Prière d’une Vierge Op.4 ; Prière exaucée. Réponse à la Prière d’une Vierge ; Le rêve d’un ange ; La seconde Prière d’une Vierge ; Magdalena, Mélodie sacrée ; Un tryptique I. Foi, II Espérance, III Charité ; Le rêve d’une Vierge ; La Prière de la Mère ; La Prière de l’Orphelin ; La Prière du Marin ; La Prière du Soldat…

- à certaines atmosphères : L’espoir ; Je t’ai écouté ; Vision ; Sympathie ; La mélodie du fantôme… 

- à des danses folkloriques polonaises comme la Mazurka, Le souvenir de l’amitié (une valse pour piano dédiée à une tante paternelle) ; Douce rêverie ; Mazurka brillante en mi bémol majeur ; Les nuages flottants (une valse imaginaire)… 

Treize de ces pièces sont répertoriés à New York, dès 1896, dans G. Schirmer’s Catalogue of circulating music library and imported music. Part 1. Containing music for piano solo. 

Dans les magazines polonais pour femmes et les revues musicales du milieu du XIXe siècle, tous les textes importants concernant la musique sont écrits par des hommes.

Certains pointaient le manque d’indépendance dans les œuvres des femmes - leurs profondeur, force, naturel et érudition insuffisants, cachés par la sensualité, la coquetterie, et l’usage d’artifices faciles. 

Une compositrice polonaise était, pour des critiques de l’époque, une cible aisée, liée parfois à leur différence d’attache politique lors des conflits.

La Prière d’une Vierge

Le destin de la mélodie La Prière d’une Vierge, composée et publiée en 1850, est surprenant. En Pologne, elle a été reçue avec dédain comme une musique sans valeur, une miniature de dilettante écrite pour un public de salon peu exigeant. Sa notoriété va soudain se développer grâce à la Marquise Blanka de Païva, née Esther Pauline Blanche Lachmann (Moscou 1819-Neudeck en Silésie 1884), une célébrité demi-mondaine du XIXe siècle établie à Paris. Elle devient comtesse par son mariage, en 1871, avec un cousin d’Otto von Bismarck, le Comte Guido Henckel von Donnersmarck (Breslau 1830-Berlin 1916), richissime propriétaire prussien d’aciéries et de mines, et homme politique (préfet de la Lorraine annexée de 1870 à 1871). Elle tient un des plus prestigieux salons de Paris dans son Hôtel de la Païva sur les Champs Elysées, offert par son mari. Elle et son époux admirent particulièrement la musique de Tekla Bądarzewska et ils la font connaître. En 1859, La Prière d’une Vierge est reproduite dans la Revue et Gazette musicale de Paris, hebdomadaire fondé en 1827 par le musicologue, pédagogue et compositeur belge François-Joseph Fétis (Mons 1784-Bruxelles 1871). 

Cette revue précise, le 25 septembre 1859 : Il existe en Allemagne 23 éditions différentes de ce morceau, publiées depuis quelques mois à Berlin, Leipzig, Francfort, Hambourg, Vienne, Munich, Mayence, Brunswick, Prague et Cologne. Pour paraître incessamment : Souvenir à ma chaumière – Douce rêverie – Souvenir de l’amitié, par T. Bądarzewska.

Le pianiste, écrivain et pédagogue américain Arthur Loesser (1894-1969) qui préfère la virtuosité, trouve à tort, à propos de La Prière d’une Vierge que cette partition est un produit médiocre de l’incompétence.

Il y a aussi des critiques plus sophistiquées qui confirment, en fait, l'extraordinaire popularité de La Prière d’une Vierge

Dans le drame Trois Sœurs d'Anton Tchekhov, créé en 1901, on trouve : 

Dans la maison, on joue au piano La Prière d’une Vierge

(C’est Protopopov, Président du Zemstvo qui joue)

Irina (l’une des trois sœurs)

Demain soir, je n’entendrai plus cette Prière d’une Vierge et je ne rencontrerai plus Protopopov… 

La version originale de La Prière d’une Vierge pour piano a été publiée par de nombreux éditeurs en Europe (France, Angleterre, Allemagne, Belgique, Italie…), Amérique, Australie, Asie. Des paroles en diverses langues l’ont accompagnée. La version vocale polonaise commençait par Dieu, donne-moi un mari, donne-moi un mari, car l’amour l’emporte.

Cette mélodie qui touche le cœur a enchanté tous les continents. Elle se retrouve dans des médias populaires, des films et des séries, accompagne des chants et est devenue source d’inspiration pour de nombreux compositeurs. Elle apparaît par exemple dans la scène 9, acte 1 de l’opéra The Rise and Fall of the City of Mahagonny de Bertolt Brecht et Kurt Weill produit en 1930.

La Prière d’une Vierge a fait l’objet de nombreux arrangements pour harpe, piano à quatre mains, orgue, instruments à cordes, orchestres et pour des instruments ethniques de diverses parties du monde. Elle avait même sa version country en Virginie au XIXe siècle, avant la Guerre de Sécession (débutée en avril 1861) !

En 1901, le compositeur français Edmond Missa (1861-1910) a produit Ave Maria !, une adaptation de La Prière d’une Vierge pour baryton ou mezzo-soprano avec accompagnement d'orgue ou de piano, et une autre version pour ténor ou soprano avec le même accompagnement.

Le musicien américain Bob Wills (1905-1970) a produit un arrangement enregistré en 1935 dans le style Western swing, puis il y a adapté des paroles chantées par Tommy Duncan pour un enregistrement de 1941 et, de nouveau en 1963, pour l’album Bob Wills Sings & Plays. La Prière d’une Vierge fait partie des œuvres qui lui ont valu d’être intronisé dans le « Nashville Songwriter Hall of Fame » en 1970.

Dans la série télévisée « Tunnel », sortie en 2013, Charlotte Gainsbourg chante sur cet air en voix off, alternant le français et l’anglais : Venez dans mes bras, closer to me, dear. Donnez-vous à moi; set aside all fear. Restons enlacés pour l'éternité, Yes, you shall be mine till the end of time.

C’est au Japon que perdure surtout cet engouement. Les Japonais, fascinés par cette mélodie, lui ont donné une seconde vie. On l’entend aux arrêts des trains à grande vitesse Shinkansen. Dans la banlieue de Tokyo, c’est l’air remixé qui prévient du passage des camions-poubelles, en alternance avec Pour Elise de Beethoven ! Il en va de même à Taïwan où les camions-bennes doivent avertir de leur passage pour que les habitants y déversent eux-mêmes leurs déchets.

La musicienne polonaise Maria Pomianowska l’a interprétée sur un instrument polonais oublié, le Suka Biłgorajska (‘‘chienne’’ de Biłgoraj, une ville de la voïvodie de Lublin) recréé par le luthier Andrzej Kuckowski sur la base de dessins anciens. Le destin de cet instrument a des points communs avec La Prière d’une Vierge : une œuvre d’art oubliée et reconstruite.

Aucune autre œuvre n’a obtenu une telle publicité jusqu’à présent.

Postérité

L'énorme vide dans l'histoire de la musique polonaise causé par l’instabilité politique, les partitions du pays et, plus tard, la Première et la Seconde Guerre mondiale, rend chaque profil artistique de ces époques extrêmement précieux.

Peu valorisée en Pologne de son temps puis complètement oubliée, la musique de Tekla Bądarzewska, considérée comme un héritage national polonais, revit depuis le XXe siècle. 

Dans Les femmes compositeurs de musique. Dictionnaire biographique d’Otto Ebel paru à Paris en 1910, on peut lire que le compositeur polonais Bądarzewska Tekla est Auteur de mélodies faciles pour piano, dont plusieurs, telles que « Maiden’s Prayer » (La Prière de la Vierge) ont eu une édition considérable.

Dans son livre Le portrait vivant (1949), Isabelle Salvat parle d’une tante âgée qui attendait toujours son fiancé parti pour les Amériques. Chaque soir, elle jouait au piano les airs mélancoliques de son enfance comme Le Lac de Côme, La Prière d’une Vierge.

En 1964, Jerzy Waldorff (1910-1999), écrivain polonais et critique musical, écrit Mon Dieu ! Alors personne ne se souvient de Tekla Bądarzewska, compositrice de La Prière d’une Vierge ?... dans l’histoire de la musique légère, c’est probablement le premier exemple d’un tube qui s’est répandu dans le monde entier…

Depuis 1973, la Société des Amis de Varsovie s'occupe de l’entretien de la tombe de Tekla Bądarzewska Baranowska.

En 1991, l’Union astronomique internationale a donné le nom « Tekla Bądarzewska » à un cratère de Vénus de 29,6 km de diamètre. La planète lie ainsi Tekla aux musiciennes Clara Wieck, Nadia Boulanger, Maria Callas, Edith Piaf, Joséphine Baker, à la poétesse polonaise Maria Konopnicka (1842-1910), à la pédagogue Maria Montessori, à Anne Frank, à Irène Joliot-Curie, Prix Nobel de chimie, et à bien d’autres. 

C’est essentiellement grâce au Japonais Yukihis Miyayama, un producteur travaillant pour Kings Records à Tokyo, que Tekla Bądarzewska et ses compositions ont été redécouvertes. Sa mère appréciait beaucoup La Prière d’une Vierge. A son décès, il s’est senti investi d’une mission : retrouver le maximum de partitions de Tekla et faire redécouvrir l’art de cette dernière. Il a été aidé en cela par Dorota Halasa, une Polonaise vivant au Japon. Ses recherches, qui ont duré une vingtaine d’années, lui ont permis de rassembler une quarantaine d’œuvres oubliées de la musicienne, à Varsovie, Moscou, Stockholm, Londres (British Library).

En 2007, il a sorti, au Japon, un album de 17 chansons interprétées par la pianiste russe Julia Chaplina, Fulfilled Prayer of the Virgin. Elles n’avaient plus été jouées depuis plus de 150 ans.

En 2009, « Prière oubliée », un reportage de Dorota Halasa, Katarzyna Michalak et Artur Giordano diffusé sur la radio polonaise Lublin a remporté le Prix Italia en catégorie musique. Ce prix est un concours international organisé par la RAI. Il se déroule en Italie et cherche à récompenser la qualité, la créativité et l’innovation dans les programmes radiophoniques, télévisuels et sur le Web.  

Beata Michalec, Docteur en histoire et en sciences humaines, enseignante, Secrétaire de TPW (Towarzystwa Przyjaciół Warszawy, la Société des Amis de Varsovie), Présidente du Conseil principal de cette Société (2013-2019), est Présidente du Comité de restauration de la mémoire Tekla Bądarzewska qu’elle a fondé en 2010. 

Son travail minutieux a permis de retrouver des informations importantes sur l’origine de la famille et la vie de l’artiste. Elle a édité plusieurs ouvrages dont Tekla z Bądarzewskich Baranowska, Zapomniana kompozytorka z Mazowska (Tekla z Bądarzewskich Baranowska, une compositrice oubliée de Mazovie).  

Biographe de la compositrice, elle parvient en 2011 à faire donner le nom de Tekla Bądarzewska à une place de Varsovie située dans le quartier Muranów, au centre de la capitale. 

Les œuvres de Tekla Bądarzewska ont fait l’objet d’un premier concert mondial au Château Royal de Varsovie, le 8 mars 2011.

Depuis 2012 sont sorties plusieurs publications polonaises, parfois accompagnées d’un CD.

La musicienne polonaise Maria Pomianowska, Docteur en art et Directrice artistique du Festival interculturel de Varsovie, a beaucoup œuvré pour relancer la musique de Tekla Bądarzewska. Avec Maria Pomianowska et ses amis. Le son oublié Tekla Bądarzewska (Musart 2012), Maria Pomianowska et Paweł Betley proposent la musique de Tekla Bądarzewska pour piano, harpe, instruments classiques et ethniques de différentes parties du monde. C’est le premier album polonais de Tekla Bądarzewska.

Le flûtiste Paweł Betley, enregistrant Le chant du rossignol, a trouvé que Sa musique est comme un conte de fées… Apparemment simple, parfois naïve, elle touche ces zones de l’âme dont nous avons oublié l’existence depuis longtemps.

Le problème avec Bądarzewska, c’est qu’on la juxtapose constamment à Chopin, dit Maria Pomianowska… - En attendant, il faut plutôt la comparer à Johann Strauss, car ils avaient tous les deux l’incroyable capacité de créer des mélodies attrayantes.

Le 30 mai 2012, à l’initiative d’Urszula Koźlakiewicz, a été créée à Mława, sa ville natale, la « Société des passionnés de la créativité de Tekla Bądarzewska » (Towarzystwo Miłośników Twórczości Tekli Bądarzewskiej ou TMTTB). Elle a pour objectif de promouvoir et de rappeler le travail de cette artiste en organisant notamment des concerts et des ateliers artistiques pour enfants.

Le 16 juin 2012, un concert de gala intitulé « Autour de la musique de Tekla Bądarzewska » a proposé un arrangement orchestral de ses œuvres au Palais historique de Mława. Les étudiants et professeurs de l’école de musique locale Andrzej Krzanowski en ont été les interprètes avec, pour chef d’orchestre, le compositeur et arrangeur Artur Żuchowski.

Lors de la session du Conseil municipal de Mława, le 26 février 2013, les conseillers ont décidé de dédier le kiosque à musique du parc municipal à Tekla Bądarzewska.

En souvenir du couple Henckel von Donnersmarck - La Païva, enthousiastes zélateurs de Tekla, sa musique fait encore l’objet de concerts à Świerklaniec en Pologne, anciennement Neudeck en Silésie, où le Comte avait fait construire un magnifique château, actuellement disparu. 

De nos jours, ces mélodies qui touchent les sentiments humains en profondeur peuvent s’écouter chaque jour par tous ceux qui ont accès à YouTube.

Anne-Marie Polome

 

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