Ross Harris rend un hommage symphonique aux souffrances des soldats

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Ross Harris (°1945) : Symphonie n° 6 ‘Last Letter ‘, pour mezzo-soprano et orchestre ; Face, pour soprano, ténor, baryton, chœur et orchestre. Fiona Campbell, mezzo-soprano ; Allison Bell, soprano ; Henry Choo, ténor ; Joel Amosa, baryton ; Voices New Zealand Chamber Choir ; Auckland Philharmonia Orchestra, direction Giordano Bellincampi (symphonie) et Antony Hermus (Face). 2016 et 2018. Notice en anglais ; textes chantés insérés. 65.03. Naxos 8.573994.

Le label Naxos a déjà consacré trois CD en premières mondiales discographiques aux symphonies de Ross Harris, compositeur néo-zélandais né à Amberley, qui a étudié à Christchurch et à Wellington avant d’enseigner pendant trente ans au département de musique de l’Université Victoria de Wellington. Ce créateur, dont le catalogue compte plus de deux cents œuvres dans le domaine de l’opéra et de la musique orchestrale, vocale ou de chambre, klezmer ou électronique, est considéré comme l’un des compositeurs les plus importants de son pays. La Symphonie n° 2 (2006), sur des textes du poète Vincent O’Sullivan, est un hommage aux soldats néo zélandais exécutés pendant la première guerre mondiale pour cause de désertion ; la Symphonie n°3 (2008) s’inspire de l’œuvre picturale de Marc Chagall et d’airs de type klezmer (Naxos 8.572574). La Symphonie n° 4 (2014) est un autre hommage, rendu à la poétesse et auteure-compositrice néo-zélandaise Mahinārangi  Tocker (1955-2008), qui écrivit plus de six cents chansons, où elle insiste notamment sur l’estime de soi (Naxos 8.573044). Quant à la Symphonie n° 5 (2013), elle évoque, sur des textes de Panni Palasti (°1933), le siège de Budapest pendant la seconde guerre mondiale. Cette écrivaine se réfugia aux Etats-Unis après l’insurrection hongroise de 1956 contre le régime communiste, puis s’installa en Nouvelle-Zélande (Naxos 8.573532). Le programme du nouveau CD s’inscrit dans la même veine de mémoire historiquement douloureuse.

La Symphonie n° 6 de 2015 est un ensemble de quatre poèmes, séparés par trois interludes orchestraux. Ross Harris est un dénonciateur de l’injustice et de la cruauté humaines. Le premier texte, qui donne son sous-titre « Last Letter » à la partition, a pour source le dernier courrier envoyé à sa mère par une jeune femme iranienne de 26 ans, Reyhaneh Jabbari, condamnée à mort par pendaison pour avoir tué un policier qui tenta de la violer lorsqu’elle avait dix-neuf ans et exécutée le 25 octobre 2014, après sept ans de prison et d’isolement. La légitime défense n’a pas été reconnue. Dans un cas de condamnation à mort, la loi iranienne prévoit que seule la famille de l’accusée peut demander à ce que la sentence ne soit pas suivie d’effet ; dans le cas présent, les proches de la jeune femme insistèrent pour qu’elle soit mise à mort, malgré une mobilisation internationale pour qu’elle soit graciée. Dans sa dernière lettre, Reyhaneh Jabbari demandait à sa mère que ses organes fassent l’objet d’un don anonyme. Sur cet événement tragique, Vincent O’Sullivan (°1937), déjà sollicité pour la Symphonie n° 2, a écrit un texte, qu’il a complété par trois autres sur la mort de jeunes femmes, notamment une adaptation d’un poème de l’écrivaine et diplomate chilienne Gabriela Mistral (1889-1957, Prix Nobel de littérature en 1945), considérée dans son pays comme aussi importante que Pablo Neruda. Ross Harris inscrit ces inspirations sombrement dramatiques dans un contexte recueilli, à l’orchestration mesurée, parfois traversée par des éclats de cuivres, notamment les trombones. L’intensité traverse cette musique poignante, au pouvoir émotionnel constant, que la mezzo-soprano Fiona Campbell endosse avec de réelles vibrations de compassion et de partage de la douleur, le cri émis de temps à autre étant contrôlé et plein de pudeur. Le chant dédié à Reyhaneh Jabbari est empreint d’une dignité mélancolique et résignée qui touche le cœur. La proposition du don d’organes, suivie de la demande d’apporter sur sa tombe des fleurs cueillies le matin, apporte comme un parfum de résilience ; les autres textes, qui sont eux aussi des adresses à une mère, revêtent un caractère tout aussi déchirant. Les interludes musicaux installent des plages de méditation, dans une instrumentation chambriste raffinée et délicate, avec l’un ou l’autre paroxysme de scintillements percussifs. L’enregistrement de cette symphonie a été effectué en juillet 2016, avec un Philharmonique d’Auckland mené avec la transparence nécessaire par son directeur musical, Giordano Bellincampi. 

L’autre partition du CD, Face, en douze mouvements et destinée à trois solistes du chant, chœur et orchestre, est récente. Le poète inspirateur Vincent O’Sullivan est mis à contribution encore une fois, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, pour rappeler les traumatismes et les souffrances encourues par les soldats défigurés pour le reste de leur existence. L’œuvre a été créée en public le 19 avril 2018 et fait l’objet de la présente gravure néo-zélandaise, en première mondiale, comme la Symphonie n° 6 (une autre exécution de Face a eu lieu à la BBC le même mois). Cette création était accompagnée de projections multimédias de visages, la musique et la voix évoquant les espoirs anéantis d’un soldat et de sa fiancée, les ravages psychologiques et les tentatives scientifiques de reconstruction physique. Le chœur tient ici une place importante, intervenant à sept reprises, sans les solistes, à l’exception du poème conclusif, un tutti qui confronte l’été enchanteur aux ombres du sourire effacé par le sang versé. Les trois chanteurs, la soprano Allison Bell, le ténor Henry Choo et le baryton Joel Amosa, se voient attribuer des passages d’évocations personnalisées, au sein desquelles le temps, la parole, le regard prennent une coloration amère qui contraste avec l’avant-conflit. A trois reprises, le chœur vient ponctuer, avec l’incantation Blessed be the features of the living man, whether God or not, à chaque fois amplifiée, l’allusion à « l’image d’Adam », inhérente à chaque être humain, mais détruite en temps de guerre. Comme dans la Symphonie n° 6, la charge émotionnelle est très présente. La musique est souvent violemment percussive, traversée par des chocs de tonalité et d’atonalité qui symbolisent les champs de bataille et les cris de douleur. Les trois chanteurs, le Voices New Zealand Chamber Choir et le Philharmonique d’Auckland, menés cette fois par le chef hollandais Antony Hermus, sont à la hauteur de cette poignante évocation d’un moment de l’histoire du XXe siècle, qui est aussi une dénonciation de la guerre. 

  Son : 9    Livret : 8    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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